n°993.Investissement dans la culture: Quels mécanismes pour financer les entreprises créatives ?
Plus de 2 250 milliards de dollars (MM $) et 30 millions d'emplois. Tel est le potentiel en termes de création de richesse que représentent les industries culturelles et créatives (ICC) à l’échelle mondiale, selon les dernières données publiées par l’UNESCO. Pour le Maroc, qui ambitionne de saisir le potentiel de ce secteur, qui affiche un taux de croissance de 8 %, favoriser l’essor d’un écosystème performant autour des ICC et en faire un moteur de croissance est un prérequis.
Or, aujourd’hui, les entrepreneurs culturels demeurent confrontés à plusieurs difficultés, dont l’accès au financement. Les moyens classiques n’étant pas adaptés au modèle économique de l’entreprise créative et culturelle, relativement jeune dans le pays, et l’essor de modes innovants de financement se faisant encore attendre ou étant orienté vers d’autres secteurs considérés « plus porteurs », l’investissement dans l’art, la culture et la créativité trébuche encore.
« Innover pour soutenir la créativité »
« L'arsenal de financement dont on dispose aujourd'hui au Maroc n'est pas complet. Donc il faut innover pour trouver des nouvelles formes de financement pour accompagner les entrepreneurs », estime Nasser Kettani, cofondateur et directeur associé d'Akkan Crowdfunding. Selon le dirigeant du fonds de financement collaboratif, l’essor d’un écosystème culturel et créatif, nécessite l’exploration de nouveaux moyens pouvant être adaptés aux besoins du secteur. Le crowdfunding, qui commence à faire ses débuts au Royaume, apporte une solution dans ce sens, souligne-t-il.
« Ce qui est positif aujourd’hui c’est qu’on a désormais au Maroc le schéma du financement collaboratif, c'est-à-dire le financement par la foule, qui est un financement qui existe dans d'autres pays depuis une vingtaine d'années et qui arrive au Maroc », estime Kettani, pour qui ce choix ouvre de nouvelles possibilités aux entrepreneurs, aussi bien culturels que dans d’autres secteurs, plusieurs formules peuvant être proposées dans ce cadre, selon les besoins de chaque projet. « Ce nouveau mécanisme de financement, peut bien évidemment prendre la forme d’un prêt, comme il peut prendre la forme d’un investissement. Il y a différentes possibilités, mais en tout cas, l'idée c'est d'aller chez son public, chez ses consommateurs, chez ses futurs clients, trouver du financement, sans nécessairement passer par les banques, ou l'État ou les organisations internationales. C'est le principe que monsieur et madame tout le monde puissent financer un projet si ça leur parle », étaye cet interlocuteur, soulignant qu'à la base, le crowdfunding propose une plateforme technologique qui permet l’intégration de différents types de financements, ajoute-t-il.
Un autre schéma de financement « intéressant » pour les entreprises culturelles et créatives, est le financement hybride. Pour Kettani, il s’agit d’un moyen « très novateur qui permet à des institutions de collaborer pour proposer une batterie de financements complémentaires ». Ce modèle peut être adopté aussi bien dans le cadre d’un partenariat public-privé, où l’État prend en charge une partie de l’investissement et les acteurs privés, financiers ou même particuliers fournissent chacun une partie des fonds. Bien que des expériences pareilles n’aient pas encore été menées à grande échelle au Maroc, « ce type de financement est aujourd'hui techniquement possible. La technologie le permet, donc il suffit de l'actionner comme mécanisme ».
Le grand avantage de ce financement hybride, souligne notre interlocuteur, est qu’il permet de « dérisquer » le projet. « La banque n'a pas besoin de te mettre tout l’argent et les investisseurs privés non plus. On peut avoir l’État qui accorde une subvention pour montrer qu’il croit au projet, la banque peut compléter avec un prêt et puis d’autres parties contribueront à leur tour. Aucune de ces parties n’a donc à prendre seule tout le risque », explique Kettani.
D’autres pistes émergent aussi avec l’essor de la finance digitale. Les acteurs de l’écosystème, ajoute le directeur associé d’Akkane Crowdfunding, sont donc aussi appelés à se tourner vers la FinTech. « C’est un autre mécanisme qui permet à des entreprises agiles de proposer des nouvelles idées pour des typologies de projets et domaines particuliers et qu'on peut explorer. La nouveauté, c'est qu'on a aujourd'hui une stratégie digitale qui va accompagner des startups, y compris dans la FinTech, et le potentiel d’innovation dans ce domaine sont illimitées ».
Des systèmes de gestion de risques
Au-delà des instruments, mécanismes et technologies, l’accès au financement pour les acteurs culturels serait en soi un problème « culturel », la plus grande difficulté n’étant pas le manque de moyen, mais l’adaptation des différents mécanisme. L’enjeu, explique dans ce sens, Christophe Vidal, président-directeur général adjoint Natixis Coficiné, un établissement de crédit spécialisé dans le financement de projets culturels, est de créer « des passerelles » entre le secteur créatif et celui financier. « Il faut créer des liens entre ces deux aspects, qui sont très complémentaires mais qui ne le savent pas forcément. Aujourd’hui, nous avons les producteurs qui ne considèrent pas les banques comme des partenaires ou ne savent pas comment les banques fonctionnent, et de l’autre côté les établissements financiers qui ne sont pas nécessairement conscients de la valeur économique qui est produite par ces secteurs, ni comment les appréhender », fait remarquer ce financier.
Le dirigeant de l’établissement de crédit reproche dans ce sens l’attitude « frileuse » des bailleurs de fonds. « Le concept de garantie traditionnel ne peut pas s’appliquer à un projet artistique. Par conséquent, les banques sont amenées à repenser leurs solutions en fonction des besoins de ces projets, et pour cela il faut qu’elles développent une meilleure compréhension des business models des entreprises créatives pour pouvoir évaluer autrement les risques », étaye Vidal. De l’autre côté, poursuit le P-DG, les entrepreneurs culturels doivent travailler sur les moyens de rentabiliser leurs projets, car « une banque ne peut pas se permettre de perdre de l’argent ». Dans ce sens, Vidal donne l’exemple du modèle adopté par Natixis Coficiné pour l’évaluation de risques et qui concilie entre les deux aspects. « L’évaluation des risques pour nous se fait à plusieurs niveaux : elle commence par une évaluation des personnes qui sont associées au projet, car nous ne finançons pas une entreprise avec un crédit à moyen ou court terme ou des crédits de trésorerie, mais un projet dont les personnes sont la composante la plus importante, car ce dernier ne vaut rien sans ses auteurs. Ensuite, il y a une analyse de la qualité et la solidité du plan de financement derrière ce projet, c’est-à-dire qui les intervenants à ce niveau », détaille-t-il.
Un facteur qui pourrait s’avérer rassurant pour les banques est la mise en place d’un système de participation en risque. « Ce système peut bénéficier d’un fonds de garantie dédié mis en place par l’État, qui permet de prendre des risques aux côtés des banques. Cela est un facteur principal pour la présence des banques dans ces secteurs, les contrats de financement signés dans ce cadre deviennent la principale garantie », ajoute cet interlocuteur.
Des incubateurs de la culture
Au-delà du soutien financier, Vidal souligne l’importance du rapprochement entre le secteur financier et les créateurs. Cela passe par le conditionnement des projets culturels aux réalités du marché. « Avant tout, on parle d’industries créatives et culturelles, ce qui suppose une rentabilité économique », tonne le P-DG. Pour cela, des initiatives doivent aussi être mener pour cultiver un esprit entrepreneurial dans ces secteurs. « Il s’agit d’une ouverture de la part des acteurs financier sur de nouveaux projets, mais ces banques ont aussi besoins de savoir le risque qu’elle prennent et être d’accord de le prendre, car l’investissement est rentable ».
Cependant, pour les acteurs culturels, la démarche comporte plusieurs défis. « C’est difficile d’être artiste-entrepreneur. Le créateur préfère souvent rester connecté à son âme et à ses œuvres. Il est difficile de lui demander de développer un business modèle, de parcourir toutes les démarches administratives et aller négocier auprès des banques, dont la logique est axée avant tout sur le calcul des risques », explique le co-fondateur d’Akkan Crowdfundig. Pour Kettani, l’accompagnement des entrepreneurs culturels et aussi crucial que le financement. Ce rôle pourrait être joué par des indes incubateurs spécialisés dans les domaines de la culture. Selon Kettani, « il s’agit probablement du meilleur moyen pour booster le secteur : avoir des professionnels de l'incubation qui vont accompagner le créateur et qui vont l'aider à structurer son projet, à structurer son récit, à trouver le business model de son projet, et à développer un business plan, de manière à ce qu’il soit prête lorsqu’il va chercher du financement ».
À son tour Vidal rejoint cette idée, qui pourrait combler l’écart entre les deux sphères financière et créative. « C’est certainement beaucoup plus rassurant lorsqu’on a devant nous un projet bien structuré et à un état considérable de développement. Cela ne peut que rassurer ceux qui vont mettre de l’argent et faciliter de trouver les mécanismes de financement adéquats. Le schéma d'incubation est très intéressant pour accompagner », juge-t-il.
Puiser dans l’histoire
Alors que les ICC évoluent à un rythme accéléré et continuent de se moderniser, l’histoire de l’art et de la culture pourrait cependant apporter quelques éléments de réponse à la problématique de financement. C’est d’ailleurs ce qu’a souligné à son tour Neila Tazi, présidente de la Fédération des industries culturelles et créatives (FICC) dans son allocution d’ouverture des deuxièmes assises des ICC, en appelant à « creuser dans notre histoire et notre patrimoine » pour faire émerger de nouvelles solutions : « À travers l’histoire au Maroc, le mécénat a existé et a permis à plusieurs artistes et créateurs de se consacrer à leurs art, grâce au soutien de personnes qui les financeront ». Ce mécanisme de financement solidaire s’axe autour du principe que la création artistique ou autre devient la propriété de toute la société, enrichissant son patrimoine culturel, d’une part, et lui apportant « du sens » et de « la valeur » d’une autre part.
Aujourd’hui, le mécénat peut à son tour être adapté et innové. C’est d’ailleurs l’expérience que mène l’association Prométhéa en Belgique, qui propose un modèle d’un mécénat d’entreprise moderne. « Ce que nous faisons mener un mécanisme de linking entre les acteurs culturels et les investisseurs, autour de trois piliers : linking, learning et leading. Autrement dit, nous créons des passerelles entre le monde économique et la culture et le patrimoine, à travers lesquels peuvent naître des mécanismes de financements alternatifs », fait savoir Nadia Abbess, directrice générale de l’association.
Il s’agit en effet de proposer un mode de financement, se situant entre la philanthropie et le sponsoring, et qui est mutuellement bénéfique pour les deux parties. Dans l’absence d’un cadre fiscal qui encadre le mécénat, « l’idée est de proposer aux entreprises d’embarquer dans des modèles de financement de la culture en intégrant cela dans leur stratégie RSE ». Idéalement, un cadre incitatif pourrait pousser davantage d’entreprises à s’engager dans cette forme de soutien au acteurs culturels.
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