S'abonner
Se connecter
logo du site ledesk

Connectez-vous

ou

Abonnez-vous !
60 DH

1 mois
Découvrir les offres
En clair

n°903.Quand « Libé » s’enlise pour justifier sa Une controversée sur le séisme au Maroc

20.09.2023 à 07 H 00 • Mis à jour le 20.09.2023 à 12 H 25 • Temps de lecture : 12 minutes
Par
Le quotidien français « Libération » a tenté de s’expliquer sur son choix pour la Une de son édition du 11 septembre, très critiquée sur les réseaux sociaux. Ses arguments sur l’association du cliché d’une femme éplorée à Marrakech avec une citation choc, forgée d’un audio anonyme, révèlent un parti-pris éditorial sensationnaliste, trompeur et orienté

Mis sous pression des réseaux sociaux où les commentaires, majoritairement venus du Maroc, ne cessent de l’éreinter, le journal hexagonal  Libération a livré à ses lecteurs, ce 19 septembre, les arguments qui ont présidé au choix très controversé de la composition de la Une de son édition du 11 septembre.


Largement partagée et vivement commentée sur Facebook ou sur X (précédemment Twitter), celle-ci montre une femme affligée devant un mur ocre de la médina de Marrakech, balafré d’une large fissure dont on devine qu’elle est la conséquence du puissant séisme qui a frappé la région d’Al Haouz. Une citation, surtitrée du mot « Maroc », sert de manchette : « Aidez-nous, nous mourons en silence ».

 

Sous la manchette, un chapeau qui renvoie à un article en pages intérieures : « Tandis que le bilan du séisme continue de s’alourdir, reportage dans une région dévastée, où les secours et l’aide internationale peinent à arriver ». Le titre du reportage qui figure en rubrique « Evénement » est lui différent : Maroc, « Creuser, encore et toujours ».



Si les premières critiques ont porté sur l’image « misérabiliste » véhiculée par cette couverture qui relie la détresse d’une femme de Marrakech à une lenteur des secours dans les montagnes, exprimée par un appel à l’aide, ce n’est que le 16 septembre que la polémique allait reprendre de plus belle avec la diffusion sur TikTok d’une vidéo montrant la femme en question au moment de la prise du cliché : elle fait quelques pas le long du mur que les images et le sonore situent dans une ruelle du quartier du Mellah de Marrakech jonchée de gravats et crie : « Vive le roi, vive sidna ».


Une « manipulation » ?

Pour nombre d’internautes, c’est la preuve que Libération est coupable de « fake news » et de « manipulation ». Pour répondre à la grave accusation, le journal mobilise son service CheckNews, rubrique de fact-checking interactive qui apporte des réponses aux questions des lecteurs sur des sujets factuels, tentant de démêler le vrai du faux. Ce service sert quelques fois aussi à expliquer et juger du parti-pris éditorial de Libération, comme c’est le cas pour cette Une du 11 septembre.



Dans sa foire aux questions sur le mode de fonctionnement de son service, CheckNews affirme que la Charte d’éthique de Libération, s’applique aussi à son service. On y lit, entre autres commandements, que « la qualité, la crédibilité du journal (…), sont directement liées à notre respect scrupuleux de l’éthique professionnelle dans tous les domaines. De la vérification des sources à l’exactitude des citations et de la mention explicite des origines de nos informations ». La Charte ajoute que « toute information est rigoureusement sourcée. L’usage des sources anonymes est l’exception et non la règle ».

 

Ces principes ont-ils été appliqués à la règle, que ce soit par la rédaction de Libé dans la conduite et la rédaction de son reportage et pour façonner sa Une que pour sa vérification ultérieure des faits par CheckNews qui aura servi de « droit de réponse » aux critiques ?


Du post vidéo sur TikTok, CheckNews affirme tout d’abord que la femme est « en train de pleurer dans la rue » et que juste en face d’elle « plusieurs photographes et caméramen capturent la scène ». Le service ajoute que « si sa première phrase est difficile à traduire car peu audible, on entend qu’elle mentionne ensuite le roi dans une tournure affectueuse, par l’usage du mot ‘sidna’. Dans la rue, des voix d’hommes crient ‘vive le roi’ ».

 

Un fact-checking à sens unique

En réalité, cette description est incorrecte : la femme soupire, mais ne pleure pas. Lorsque la voix d'un homme - non apparent sur les images – dit distinctement d'autres qui parlent de « s’en remettre au roi, sidna que Dieu le glorifie, que Dieu le bénisse de sa baraka », elle répond comme pour acquiescer en déclamant : « Vive le roi, vive sidna ».


CheckNews explique ensuite que la photographie n’est pas issue de sa production, mais puisée de la plateforme « AFP Forum ». Elle est l’œuvre du photographe marocain Fadel Senna pour le compte de l’Agence-France-Presse (AFP). Le service affirme que le cliché fait partie de deux prises, alors qu’il en existe en fait trois, comme vérifié par nos soins.


Femme Libé
Femme Libé 2
Femme Libé 3Les trois clichés de la femme éplorée de Marrakech sur la plateforme AFP Forum


Sur la première photo, elle couvre son visage de sa main gauche, « dans un geste de profonde affliction », décrit CheckNews. Les deux autres la montrent « en train de crier, les yeux fermés ». C’est l’une d’elles, celle en plan plus serré où l'ont voit la ruelle en perspective fuyante qui sera publiée par Libération.

 

CheckNews va alors étonnamment tenter de se défausser sur le photographe et son agence de presse, l’AFP en arguant du fait que la légende des clichés figurant sur la plateforme « AFP Forum » ne mentionne pas que la femme invoque le roi au moment de la prise de vue. La légende est la suivante : « Une femme réagit à la destruction de sa maison par le tremblement de terre, dans le centre-ville de Marrakech le 9 septembre 2023. Un puissant séisme qui a secoué le Maroc tard le 8 septembre a tué plus de 600 personnes, a indiqué le ministère de l’Intérieur, amenant des habitants terrifiés à fuir leurs maisons au milieu de la nuit ». 

 

Et par comparaison avec un article du Parisien consacré aux sans-abris de la Place Jamaâ El Fna à Marrakech, CheckNews reproche en quelque sorte l’absence de ce contexte pour justifier de l’usage extensif que la presse a pu faire de l’image. Or, il n’y a pas de similitude dans le traitement fait par Libération et Le Parisien : le reportage de ce dernier, bien qu’il fasse usage en titre d’une citation qui ne provient pas de la femme (« J’ai trop peur de rentrer, je ne veux pas finir ensevelie »), il situe bien l’action au cœur de la médina de Marrakech. Il décrit ainsi le sentiment partagé par les résidents du quartier du Mellah - le seul véritablement impacté de la ville -, et dont fait partie justement la femme en question.


Quant à Libération, qui selon sa directrice adjointe, Alexandra Schwartzbrod, citée par CheckNews, cherchait « l’alliance d’une photo et d’un titre qui soient le plus percutants possibles afin de rendre compte de la tragédie », le grand écart a été de montrer une femme de la médina de Marrakech qui n’était plus en danger de mort, ni en manque de secours vital avec une citation alarmiste qui soutient l’idée que ces secours sont inopérants.


Du « factuel » extrait d’une… boucle WhatsApp

La directrice adjointe de Libération s’enlise alors dans la justification de ce choix : « la manchette (…) raconte factuellement le drame », affirme-t-elle. Ce qui voudrait dire en somme que les sinistrés sont abandonnés et laissés à l’agonie. Le reportage en pages intérieures raconte cependant une histoire bien plus nuancée. Il décrit la situation au deuxième jour du séisme témoignant que l’armée a commencé à dresser ses chapiteaux « pour abriter des riverains », que les hélicoptères « survolent les flancs de montagnes » pour « évaluer la situation des localités les plus reculées du Haut-Atlas ». Si l’article est imprécis à bien des égards (notamment quand il situe l’épicentre à Talat N’Yaakoub et non à Ighil, ou quand il avance « de mémoire locale » que le dernier tremblement de terre dans la région remonterait au début du siècle dernier), il fait bien état à Ouirgane de la présence d’un « important convoi militaire » aux côtés « d’éléments de la Protection civile et de la Gendarmerie royale, « des ambulances assurant à vive allure des allers-retours vers Marrakech ». Certes à J+2, le déblaiement des routes sinueuses de l'Atlas pour faire monter les premiers secours dans une zone très escarpée, à plus de 1 000 mètres d’altitude, sont encore à leurs débuts, comme le décrit le reportage, mais déjà, lit-on de l’article que « la tâche a considérablement avancé ces dernières vingt-quatre heures ».

 

Dire que la citation retranscrit la réalité vécue sur le terrain est donc trompeuse. D’où vient-elle alors au juste ? « Des messages de détresse sont sur toutes les lèvres », rapporte l’article pour décrire la situation de « tant de villages à secourir », « du côté de Tizi N’test ». Le reportage qui cite d’abord un officier, un berger, puis un jeune qui aident aux secours, s’appuie sur un audio « d’une voix berbère dépitée » qui circule sur WhatsApp lorsqu’il s’agit de transporter le lecteur vers les zones encore enclavées : « Qu'Allah vous en récompense, aidez-nous ! Nos familles meurent en silence sans que nous puissions les atteindre. Je vous en conjure, partagez ce message. On manque de tout ».

 

Au-delà du qualificatif vaseux de « voix berbère » qui n’a aucun sens mais servant à légitimer ce témoin par une déduction géographique improbable. (Est-ce son accent ? Parlait-il en amazigh ? Si oui, dans laquelle de ses variantes ? peut-on s’interroger), deux problèmes majeurs se posent ici. D’abord, celui de l’exploitation journalistique au titre de témoignage d’un audio anonyme et non identifié provenant d’une boucle WhatsApp. Ni la rédaction de Libération, ni son service de fact-checking qui tente de la dédouaner, ne se posent la question cruciale de son identification, de son authenticité ou de son contexte, ce qui est en violation de leur Charte d’éthique et des principes de base du journalisme.


Dans le sillage de ce séisme, nombre de fausses informations, d’images provenant de catastrophes en Syrie, en Turquie, de faux témoignages sonores ou même face caméra, d’alertes imaginaires aux tsunamis et aux répliques, de hoax conspirationnistes sur une frappe d’arme étasunienne précédée de lumières étranges, ont inondé la Toile. Sans préjuger de la véracité de cet audio en particulier (des personnes enclavées ont pu témoigner par ailleurs de leur pénible attente, comme rapporté par les médias marocains qui les a localisés et identifiés), dans l’incapacité de démêler le vrai du faux, il ne pouvait être pris par Libération comme un fait établi.


Ensuite, celui qui semble témoigner n’est pas lui-même celui qui appelle à l’aide. On comprend du transcript qu’il s’agirait de quelqu’un qui s’inquiète pour ses proches isolés, qu’il définit lui-même, inquiet de ne pouvoir les atteindre ou même les joindre, de « familles qui meurent en silence ». Pourtant, sur la Une de Libération, ce sont eux que l’on fait parler, alors que personne ne peut attester de leur identité, ni ne peut s’avancer sur leur sort. Le message, à l’origine plus que fragile, devient alors : «  Aidez-nous, nous mourons en silence » que l’on associe d’un collage à une cette image de la femme de Marrakech « qui dit tout ». En somme, la direction de Libération voulait « la photo qui frappe le plus les gens » associée à la « phrase forte qui est ressortie » du reportage, mais sans se soucier de sa crédibilité ou de déontologie.


Photographe à l’index, pseudo épargné

Reste d’autres aspects relevés de la couverture médiatique de Libération qui interrogent : l’article est signé par un pseudonyme, Kacem Ou’Brahim, dont la seule production est ce reportage que l’on retrouve aussi publié par le quotidien suisse Le Temps. L’utilisation de noms d’emprunt est répandue dans la presse, et ce pour diverses raisons, parfois à caractère politique, le souci survient cependant quand l’ouvrage est sujet à caution, voire contesté. Si CheckNews a cherché en vain de joindre le photographe Fadel Senna (qu’elle n’a pas su non plus identifier sur la vidéo TikTok), on s’étonnera que le service de vérification des faits de Libération, n’ait pas pris la peine de faire parler l’auteur caché de l’article.


On observera aussi que d’autres reportages et articles de commentaire sur le séisme au Maroc pour évoquer des « prédateurs » qui « rôdent » à l’affut d’enfants esseulés ou « l’absence » du roi et du gouvernement sont signés dans Libération par une autre « envoyée spéciale » usant du pseudonyme Sara Temprana. Le prétexte souvent avancé par les rédactions de vouloir protéger ses journalistes en milieu hostile est-il justifié dans ce cas, quand d'autres, eux aussi sur le terrain ont abordé de leurs vrais noms ces mêmes sujets en toute liberté ?


CheckNews n’a donc mené qu’une quête à sens unique pour détourner sur le photographe l’éventuelle responsabilité au motif de son supposé manque de mise en contexte dans la légende de ses clichés, alors qu’il n'est pas d’usage de transcrire en « caption » les paroles des sujets photographiés par la presse. La réalité est pourtant têtue : la femme a été immortalisée par le photographe à Marrakech, ce qui est mentionné dans la légende, et sa situation ne peut être mise en confusion sans précaution éditoriale avec celle des sinistrés en montagne, au plus près de l’épicentre du séisme.


En définitive, cette Une de Libération part d’un parti-pris sensationnaliste jusqu’à déformer la réalité et sa manchette mise entre guillemets a été forgée à partir d’un matériau non vérifié. L’intention défendue comme louable par la direction du journal pour rendre compte de l’ampleur de la tragédie est anéantie par un manque de professionnalisme. Pire, la tentative maladroite de se détourner de l’accusation de manipulation ne sert pas la revendication de la bonne foi.

©️ Copyright Pulse Media. Tous droits réservés.
Reproduction et diffusions interdites (photocopies, intranet, web, messageries, newsletters, outils de veille) sans autorisation écrite.

Par @MarocAmar
Le Desk En clair