Marrakech, miracle d’une oasis urbaine
Une vieille bicyclette calée péniblement contre un mur. A son guidon, quelques bidons orange pendouillent dans un mouvement d’horloge. Ba M’hamed les décrochent un à un, il prend son temps. Dans une gestuelle chorégraphiée qui semble immuable, l’homme, octogénaire, se penche au pied de la ‘sekkaya’ (fontaine). Insensible à la frénésie de ce derb pavé à proximité de la médersa Ben Youssef, l’ancien continue sa tâche, au bout du dernier bidon. Les récipients désormais gorgés d’eau, embarquent à nouveau sur le frêle vélo dont l’équilibre ne semble tenir qu’au miracle. Au moment de pousser sa monture, et sous notre regard insistant et admiratif, Ba M’hamed sourit : « J’ai toujours fait ça, depuis mon enfance, ici même à la sekkaya ‘chroub ou chouf’ ». Bien plus qu’un simple point d’eau, cette fontaine historique de la médina de Marrakech, mérite le coup d’œil. Son nom l’y invite d’ailleurs. Littéralement ‘bois et regarde’, cette œuvre est, depuis des siècles, le symbole de l’accès à l’eau, élément indispensable à la vie, mais aussi à la floraison et à la pérennité d’une ville à part, qui cache en réalité son plus grand trésor. Laissez-vous flotter dans une visite inédite de la cité ocre, celle à travers la route de l’eau, de la vie.
Mais avant de voguer sur ce cours d’eau urbain, souvenons-nous que Marrakech n’est pas seulement l’indiscutable capitale touristique du Maroc. Elle fût, entre 1070 et sa consécration comme fief des Almoravides, et la chute de leurs successeurs Almohades (1147-1269), le centre politique des grands empires amazighes du Moyen-Âge. La cité est si réputée que son nom se confond avec celui du Maroc, notamment en portugais ‘Marrocos’ prononcé avec le ‘s’ chuinté ou encore ‘Marruecos’ en castillan. Aujourd’hui encore, la majorité des iraniens ne connaissent le royaume que sous l’appellation Marrakech. Sa fondation, dans la seconde moitié du XIe siècle, est supervisée par le mémorable sultan Youssef Ibn Tachfine (1061-1106) et, murmurent quelques sources historiques, son influente épouse Zineb Nafzaouia.
Le rôle d’administratrice de cette dernière est justifié en effet par le règne nomade de son auguste mari, trop occupé à élargir son empire qui s’étend, après la victorieuse bataille sur les plaines andalouses de Zellaqa en octobre 1086, de la péninsule ibérique au nord, Tlemcen à l’Est, et jusqu’au fleuve Sénégal au sud. L’aventure andalouse du sultan almoravide a d’ailleurs une influence certaine sur Marrakech. La conception même de la ville repose en partie sur les pratiques urbaines en vigueur de l’autre côté du détroit, où l’eau est un élément central de la cité. Une approche qui fait aussi partie d’un savoir-faire ancestral des Almoravides, dont l’existence vagabonde dans les confins du Sahara est conditionnée à la recherche et la gestion de l’eau.
Une quête à la source de l’eau
Afin de comprendre tous ses ressorts, il vous faut visiter le très instructif Musée Mohammed VI pour la Civilisation de l’Eau au Maroc-AMAN, situé à l’entrée nord de la ville. Inauguré en 2017 et étalé sur une immense superficie de plus de 2 200 mètres carrés, il réussit à rendre ludique, par une scénographie inspirée et des animations audio-visuelles, la compréhension des enjeux et du savoir-faire de la gestion de l’eau non seulement à Marrakech mais aussi dans tout le pays. Soad Belkeziz est une autre experte en la matière. Amoureuse de Marrakech, non pas seulement parce qu’elle est sa ville, et celle de sa famille depuis plusieurs générations, mais aussi car ses mystères, qu’elle tente inlassablement de percer, ne cessent de l’étonner.
Architecte et aussi ingénieure, elle s’est prise de passion pour l’incalculable patrimoine de l’ancienne capitale impériale. Au début de ce siècle, elle est amenée à s’occuper de quelques travaux de restauration : « J’étais en charge de redonner son lustre à la fontaine ‘chrob ou chouf’, et ce faisant, je n’ai pas cessé de me demander mais d’où pouvait bien venir toute cette eau, qui est acheminée ici depuis des centaines d’années ».
Cette question lui ouvre alors un champ de recherche intarissable. Son enquête la mène à travers l’espace et le temps pour enfin révéler une route de l’eau, pensée et réalisée par ses lointains ancêtres architectes et ingénieurs. Soad Belkeziz finit par publier en juin 2022 Le Miracle de l’eau – Marrakech, cité-jardin idéale, beau-livre dans lequel elle révèle le résultat de son investigation. On y apprend donc que l’organisation même de l’urbanisme de Marrakech est pensée autour de l’eau et de son acheminement dans les sites les plus stratégiques.
Des kilomètres de galeries souterraines ‘khattara’, d’immenses bassins de stockage à l’image de la célèbre Ménara, des citernes insoupçonnées pour, enfin, le jaillissement dans des fontaines à l’architecture magnifiée, comme pour rendre hommage à ce véritable prodige. Ainsi, notre spécialiste de la question a dessiné le circuit de l’eau à l’intérieur de la médina de Marrakech. Mais pour en arriver là, il faut d’abord remonter à la source.
Ce n’est surement pas un hasard si les dirigeants almoravides ont choisi l’emplacement actuel de Marrakech pour ériger leur capitale. Si la région du Haouz est connue pour son climat sec et aride, la proximité du Haut Atlas et des oueds qui dévalent ses pentes sont une bénédiction. Pour autant, la relative proximité de ces affluents ne résout pas forcément le problème de son acheminement au milieu de la plaine de Marrakech. Pour Soad Belkeziz, il s’agit là de plus qu’un défi : « C’est un exploit. Les eaux ne sont pas toutes en surface, la plupart sont souterraines et la première étape est de les repérer. Nul doute que les premiers ingénieurs de la ville avaient une grande maitrise de l’hydronomie, cette science qui permet de retracer les cours d’eau jusqu’à leurs sources. Elle est pratiquée depuis toujours au Maroc et consiste à étudier les reliefs, la géologie et même les plantes et leurs comportements ».
Une fois ces repérages faits, encore faut-il trouver un moyen de drainer l’eau sur d’importantes distances. Une opération qui requiert, là encore, une expertise très pointue : « Les Almoravides se basent sur un enchainement savant de calculs mathématiques complexes et de formules trigonométriques. Ils sont familiers des sinus, des tangentes et d’autres mesures pour faire en sorte que la pente, soit la simple force de gravité, puisse faire transporter l’eau jusqu’à la ville. L’enjeu est aussi de contrôler la vitesse du liquide, ni trop rapide et ni trop lente ». Acheminer l’eau est donc tout un art, et il se fait essentiellement grâce à des galeries drainantes, les fameuses ‘khettara’. Dans son histoire, Marrakech et ses environs en compte pas moins de 600, un record.
A l’origine, une collation médiévale
Leur efficacité s’impose dès la fondation de la ville. La légende raconte que l’immense armée de Youssef Ibn Tachfine, dans une collation géante, a jeté des dizaines milliers de noyaux de dattes au sol d’une vaste étendue au nord de la ville. Le résultat de ce pique-nique médiéval est aujourd’hui connu dans le monde entier : la Palmeraie de Marrakech. Peut-être y serez-vous logé au sein des nombreux établissements hôteliers qu’elle abrite dans l’ombre bienfaisant de ces quelques 100 000 palmiers dattiers, qui forment aujourd’hui un ensemble inscrit dans le patrimoine naturel du royaume. Les galeries qui ont permis l’émergence de ce miracle de la nature sont savamment creusées et peuvent quelques fois, atteindre plusieurs mètres de profondeur et s’étalent le plus souvent sur des dizaines de kilomètres. Suffisamment larges pour permettre leurs entretiens, ce qui, à Marrakech, a concerné tous les pouvoirs qui ont succédé aux Almoravides. L’efficacité des ‘khettara’ a permis non seulement d’alimenter la ville en eau abondante et potable, mais aussi de faire étalage d’un luxe, presque indécent en ces lieux arides, celui des somptueux jardins. Ce sont les Almohades, qui ont le plus régné à cheval sur le Maroc et Al Andalous, qui vont, les premiers, développer l’art des jardins à Marrakech. A l’image de ceux admirés de la péninsule ibérique, la capitale impériale se dote aussi de ces écrins magnifiques, et en premier lieu à proximité de la résidence des princes, dans le quartier de l’Agdal.
Situé au sud de la ville, autour du mythique bassin de la Menara, cet immense espace verdoyant, s’étale à perte de vue et occupait, au XIIe siècle « cinq cent hectares, aussi grand que l’espace de toute la ville » explique Soad Belkeziz dans son ouvrage. Elle ajoute qu’à cette époque, « le jardin était un miroir du pouvoir plus il était grand, plus le prince pouvait mettre en scène sa souveraineté lors de grandes réceptions […] Orienté nord-sud, le jardin almohade est plus long que large. Cette configuration en longueur facilite une distribution plus rationnelle de l’eau et permet également une bonne exploitation du dénivelé du terrain en obtenant un parcours naturel ».
En flânant dans les vergers de l’Agdal, vous trouverez l’occasion de vous offrir de longues balades à l’ombre de plusieurs remparts, murs d’enceinte de palais de toutes les périodes, y compris contemporaine, avec le Palais royal dans le quartier (des enceintes) ‘Mechouar’, qui fait face à l’immense place éponyme, où les sultans proclamés recevaient traditionnellement l’allégeance (la ‘Be’ya’). Autre jardin emblématique de la cité ocre, étape incontournable de tous les circuits touristiques, celui qui porte le nom du plus célèbre artiste peintre ayant résidé à Marrakech. Il s’agit bien entendu de Jacques Majorelle, qui en plus de donner son nom à une nuance de bleu, a légué à sa ville de cœur un somptueux écrin exotique, devenu une référence mondiale en la matière.
L’histoire remonte à l’année 1917, lorsque le génial artiste français se rend dans l’ancienne capitale impériale où il réside quelques années au cœur de la médina. En quête de plus de quiétude pour peindre, Jacques Majorelle acquiert en 1923 un terrain de plus de 16 000 mètres carrés en périphérie de la ville dans un lieu quasi désertique appelé ‘Rouidat’ où seuls quelques peupliers viennent rompre la monotonie du paysage. Un choix qui, comme partout à Marrakech, a un lien avec l’eau. Ici, la nappe phréatique est moins profonde qu’ailleurs, et l’ambition de l’artiste est de concevoir un jardin comme la ville n’en a jamais connu. Il y plante des espèces du monde entier, dont certaines récoltées par ses soins lors de ses voyages. Le peintre choisit le nom de ‘Bou safasaf’ (père du peuplier) à son domaine, en référence à cet arbre qui lui rappelle sa Lorraine natale. Dans l’esprit de Majorelle, sa demeure est d’abord un jardin, que vous pouvez admirez désormais à longueur d’année, mais, mieux vaut réserver à l’avance tellement ce lieu enchanté est prisé. Et si vous consacrez une journée à la visite des espaces verdoyants de Marrakech, n’oubliez pas de vous rendre dans celui exceptionnel du palace La Mamounia, établissement historique de prestige, régulièrement cité parmi les plus luxueux du monde.
La féérie des jardins palatiaux
Après avoir franchi les portes du luxueux palace, non sans avoir cédé à la tentation de visiter les galeries d’apparat de cet établissement hors du temps, dirigez-vous vers la baie vitrée qui donne accès à la piscine. Là commence la promenade féérique sur un espace de huit hectares, longée par des canaux d’irrigation qui rappellent la partie immergée des ‘khattaras’ centenaires. A mi-chemin de votre balade fleurie, un bâtiment carré aux portes voutées se dresse au carrefour des allées du parc. Il s’agit de l’élégant ‘menzah’, lieu de villégiature du prince Moulay Mamoun, qui reçoit ce don en guise de cadeau de mariage de la part de son illustre père, le sultan Sidi Mohammed Ben Abderrahmane (1757-1790). Ainsi, le bienheureux fils, va sans le savoir, laisser son nom à la postérité puisque l’un des plus célèbres hôtels du monde lui emprunte son patronyme. De son vivant, le prince alaouite profite de cette offrande pour s’adonner à l’activité la plus représentative du savoir vivre à la marocaine : la ‘nzaha’. Cette promenade champêtre ancestrale dans la culture du royaume, n’a rien perdu de son charme et il est recommandé de s’y adonner avec une flânerie assumée. A quelques encablures de ce qui était probablement le premier bâtiment construit de la Mamounia, des oliviers centenaires, alignés le long de l’allée centrale, viennent aussi murmurer un témoignage discret de cette époque. Les doyens de ces arbres, à la durée de vie stupéfiante, étaient peut-être déjà là à l’époque où les Almohades ont bâti les murailles qui longent le flanc droit du domaine de la splendide Mamounia.
Marrakech, cité-jardin des confins, offre d’autres parcs à visiter, parfois en périphérie de la ville, mais qui témoignent tous du miracle de l’eau. Un prodige qui jaillit aussi, plus discrètement, en plein cœur de la médina. La route de l’eau, repérée par Soad Belkeziz, débute son cours dans le fabuleux Palais El Badiî, merveille oubliée du monde. Sa réhabilitation dans les mémoires est aujourd’hui enfin en marche, et vous permet de le visiter d’un œil nouveau. Celui dont le nom veut dire littéralement « l’Incomparable », l’est en effet. Achevé en 1593, ce chef-d’œuvre est d’abord l’incarnation du retour en grâce de Marrakech dans l’Histoire du Maroc. Les Saâdiens (1509-1659), originaires du Souss, conquièrent le pouvoir en endossant le costume de champions de la libération, en s’attaquant aux possessions ibériques sur le littoral atlantique. D’ascendance chérifienne, soit de la lignée du Prophète Mohammed, ils gagnent rapidement en légitimité et s’emparent de Marrakech en 1524 qu’ils décident d’ériger en capitale. L’apogée de la dynastie survient en 1578, à la suite de la bataille de Oued Al Makhazine (dite aussi des Trois Rois) près de la ville de Larache. Cet évènement, l’un des plus importants de l’Histoire du Maroc, consacre la retentissante victoire des armées chérifiennes contre celle du roi Sébastien 1er du Portugal. Outre le prestige et l’avènement d’un jeune sultan resté dans les annales, la bataille permet à ce nouveau souverain, Ahmed El Mansour Addahbi (1578-1603), d’amasser un colossal butin de guerre. Son nom (Le victorieux et le doré) reflète la puissance et la richesse de celui, qui, en outre, est devenu maître de la route de l’or depuis ses conquêtes au sud du Sahara. El Mansour Addahbi compte bien justifier son nom de règne.
L’incarnation du paradis terrestre
Rendez-vous donc à l’entrée du joyau saâdien, à l’angle de la rue de Berrima, pour une immersion dans ce qui fût jadis, l’incarnation du paradis terrestre. L’entrée cernée par d’épaisses murailles ocre, ne traduit pas encore la magnificence du site, qui était à son époque conçu pour l’éblouissement des sens. Il faut donc imaginer des murs, dont certains intégralement recouverts de marbre rare importé d’Italie, des tapis de luxe, des finitions en or massif et un carrelage raffiné à l’extrême. Le monument est ouvertement inspiré des styles architecturaux d’Al Andalous en particulier du grand palais de Cordoue. A ce titre, une symétrie parfaite dresse les contours d’une immense cour rectangulaire de 135 mètres de long et 110 de large. Sur les côtés de cet espace alors tapissé d’un zellige (carreaux en faïence de terre cuite) typique de l’époque saâdienne, deux grands bassins encerclent des jardins d’oliviers et d’orangers. Au milieu de la cour, jaillissait une imposante fontaine capable d’irriguer hommes et plantes.
Les bâtiments couverts du palais s’insèrent dans les quatre ailes de la structure. D’après Al Fachtali, historiographe de la dynastie saâdienne, les portiques de ces structures reposaient sur 500 colonnes de marbre. Il rapporte aussi que les ailes sont entrecoupées d’une vingtaine de coupoles, dont seulement cinq subsistent aujourd’hui. Si l’ensemble du palais a suscité les commentaires éblouis des émissaires étrangers à l’époque de sa splendeur, son histoire n’est pourtant pas un long fleuve tranquille. Son destin est lié à celui de la dynastie qui l’a érigé, et qui s’effondre au milieu du XVIIe siècle. Dès lors, « l’Incomparable » est objet des convoitises, de pillages, avant de raviver à nouveau un intérêt politique lors des premières années de règne du sultan Moulay Ismaïl (1672-1727). Dans son combat contre la dissidence, ce dernier affronte notamment son neveu Ahmed Ibn Mahrez, réfugié dans la région de Marrakech. En froid avec les habitants de la ville, soutiens de son rival, Moulay Ismaïl prend des mesures concernant l’ancien bijou saâdien, dont il transfert les derniers précieux vestiges dans sa nouvelle capitale de Meknès.
Aujourd’hui, le site patrimonial joue à nouveau un rôle important à Marrakech, depuis qu’il abrite certains grands évènements culturels. C’est avec une certaine nostalgie pour le palais saâdien que la route de l’eau poursuit son ruissèlement. En franchissant Bab Chkirou sur la rue de Berrima, tournez à gauche et vous voilà dans la place des ferblantiers, qui, comme son nom l’indique, était jadis le fief des artisans ferronniers. Le coquet espace est encore une référence en la matière, et certaines boutiques proposent des objets en fer forgé qui ne manquent pas d’inspiration, aussi bien traditionnelle que dans l’air du temps. Le chemin de l’eau, invisible sous vos pas, se poursuit en direction du quartier mitoyen, celui du Mellah. Il a été occupé durant des siècles par la communauté juive, qui s’y installe au moment des premières vagues de migrations des Juifs d’Al Andalous, chassés de la péninsule ibérique au début des années 1430. Sur la route serpentée qui y mène, une grande porte, dont les deux battants sont grand ouverts, engouffre un incessant flux de touristes. De hauts palmiers dépassent de l’épaisse muraille et laissent deviner un vaste espace dans l’entrée d’une médina de plus en plus étriquée.
Vous êtes devant le Palais Bahia, véritable trésor du patrimoine architectural du Maroc tout entier. Pudique de l’extérieur, l’édifice dévoile ses charmes dans l’intimité de ses intérieurs. Il porte le nom de la plus courtisée des concubines (Bahia qui veut dire la brillante, la lumineuse) du plus puissant personnage de l’Etat à la toute fin du XIXe siècle. Ba Hmad (Ahmed Ben Moussa de son nom complet) est en effet, depuis la mort du sultan Moulay Hassan 1er (1874-1894), le véritable décideur politique, régent d’un sultan (Moulay Abdelaziz 1894-1907) qui n’est alors qu’un enfant. Loin de gouverner dans l’ombre, ce personnage, figure importante de Marrakech, fait l’étalage de son rang. Le Palais Bahia, œuvre grandiose héritée de son père, lui aussi Grand Vizir, en est la plus éclatante évidence. Ba Hmad va faire en sorte que sa demeure traverse les temps et marque les esprits.
Aux heures de grande affluence, faire la queue pour acheter son ticket est déjà une première étape de la visite. Une longue allée verdoyante, des palmiers qui s’élèvent vers le ciel, des panneaux qui vantent les métiers de l’artisanat et au bout, une seconde porte, celle qui donne accès à l’enceinte du palais. Une sublime galerie vous y attend de l’autre côté, sans toutefois laisser présager que le palais cache en réalité 150 autres pièces et salles (qui ne sont pas toutes ouvertes au public).
Dès lors, il suffit de suivre la signalétique qui balise le chemin de la visite pour se laisser porter, dans un cliché tout à fait orientaliste, dans le monde des Mille et une nuits. Cet esprit évidemment réducteur pourrait toutefois s’accorder avec l’histoire sensuelle de cet édifice, que les textes explicatifs présentent largement comme un palais de femmes, épouses légitimes et concubines du vizir, qui vivaient donc dans un harem résolument hors du temps, et des regards indiscrets.
Et si la plus précieuse d’entre elles, l’énigmatique Bahia, a certainement fait l’objet de tous les égards, chacune avait à sa disposition une chambre privative, toutes finement décorées de faïences élégantes, de sculptures sur bois coquettes, et scindées de murs d’une chaux à la blanche pureté. De pièces en pièces, de patios en patios, l’admiration se lit sur les visages des visiteurs dont certains vont devoir se masser la nuque tant ils ont fixé les plafonds sculptés, d’une beauté ravissante. Plusieurs jardins andalous, plantés de fleurs, orangers et grenadiers, répartis quelques fois dans des lieux inattendus, viennent surprendre et égayer la flânerie dans ce palais labyrinthique. Quelques pièces, plus grandes que les autres, rappellent que l’édifice n’était pas seulement un harem pour femmes de l’ombre. La salle de réception par exemple, au bout de laquelle trône une déconcertante cheminée surmontée de faïences multicolores, élément de décoration rare à Marrakech, mais qui s’insère ici dans l’alliage entre tradition et modernité, fidèle à l’esprit innovant du Bahia.
Le clou du spectacle, le lieu « carte postale » de ce palais décidément pas comme les autres, se trouve au cœur du site. Il s’agit de la célèbre Cour d’Honneur, que le soleil ardant de Marrakech n’aurait même pas besoin d’éblouir davantage. Un espace vaste de 50 mètres de long sur 30 de large que l’on ose à peine fouler de ses pas, tant il ressemble à un décor orientaliste de film hollywoodien. Le sol, subtile mélange de marbre de Carrare, l’un des plus précieux d’Italie, et de zellige éclatant, reflète dans une composition artistique de haut vol, les couleurs fascinantes des moucharabiehs qui surplombent les dizaines de colonnes autour de la cour.
Du bleu azur et du jaune vif tutoient le vert, plus conventionnel, des tuiles placées sur la toiture d’un palais à la volupté inégalable. Et si la visite de cette merveille vous ouvre l’appétit, la poursuite de la route de l’eau ne fera pas qu’étancher votre soif. Le circuit se prolonge sur la rue Riad Zitoun El Jdid, qui, comme son nom l’indique était à une époque lointaine, une allée d’oliveraies. Quelques dizaines de mètres encore et vous serez happé par l’inattendu Musée d’Art Culinaire Marocain. Ancien fastueux riad du XIXe siècle, ce lieu, après une patiente opération de rénovation, a trouvé une réincarnation à la hauteur de son statut. L’entrée, au pied d’une façade soignée, est une invitation à pénétrer les secrets centenaires d’une gastronomie à la perpétuelle renommée mondiale. Un long couloir tapissé de zellige et aux murs en ‘tadelakt’, ce revêtement en poudre de marbre aux effets lisses et brillants très utilisé à Marrakech, est une promesse de douceur. Encore quelques marches à gravir et vous pouvez arpenter les allées du premier étage du musée et où, tour à tour, vous pouvez explorer les nombreuses salles aux mille saveurs.
Ainsi, vous saurez tout des mystères des ‘briouates’ et ‘pastillas’ ou encore ceux de la pâtisserie fine des ‘chebakias’ et autres cornes de gazelle. Toujours à l’étage d’un édifice bâti en forme de ‘fondouk’, une salle est composée comme une vitrine de l’art de la table à la marocaine, dans un salon à banquette typique de la culture du royaume, une table nappée d’une broderie aux motifs traditionnels, et de bols et plats en céramique finement ornés. Un autre espace est quant à lui réservé seulement à la science du thé, de sa préparation à son service codifié. Les épices sont aussi à l’honneur dans une chambre aux dizaines de bocaux à la senteur stimulante. Enfin, vous accédez, en descendant des marches toutes de zellige vêtues, au magnifique patio central, ceinturé de quelques stands proposant les meilleurs produits du terroir, dans un souci de promouvoir les coopératives locales impliquées dans un commerce sain et équitable des produits de la région. A ce stade, vous ne pourrez résister à la dégustation proposée dans le restaurant qui vient clore le parcours. Elégant et garant des meilleurs spécialités culinaires, l’établissement vous invite à déguster la gastronomie marrakchie, élevée ici au rang d’art. Et si pour les plus gourmets d’entre vous, cette visite ne doit pas rester éphémère, n’hésitez pas à réserver pour un cours de cuisine, dans celles somptueuses du musée. La leçon vous sera donnée par les plus éminents professeurs qu’il soit : « Dans les grandes maisons du Royaume, les dadas avaient pour fonction de veiller sur les enfants et de régner sur la cuisine. Elles sont les mémoires de nos traditions culinaires et jouent aujourd’hui un rôle essentiel dans leur transmission », explique l’établissement.
Après avoir flatté vos papilles, reprenez le cours de l’eau qui s’enfonce dans la sinueuse médina de Marrakech. Toujours sur la rue Riad Zitoun El Jdid, l’ambiance s’anime de plus en plus. Cafés, restaurants, commerces et riads confirment que la cité ocre est dotée de toutes les infrastructures pour recevoir des visiteurs du monde entier. Fidèles à notre circuit hydraulique, faites un petit crochet dans le lit du parcours pour vous engouffrer brièvement, au détour de la rue Bahia à votre droite, vers la fontaine dite ‘Zitoun Jdid’, un exemple flagrant du jaillissement de l’eau à la surface. Érigée à l’abri d’un toit sculpté en bois, cette ‘sekkaya’ publique est construite comme un petit kiosque, à la porte voutée typiquement mauresque.
En reprenant le sens de la marche, sur la rue Riad Zitoun El Jedid, vous remarquez que les ‘hammams’ (bains publics) sont de plus en plus nombreux. Ce n’est pas un hasard, puisque la plupart d’entre eux, qui existent depuis parfois plusieurs décennies au moins, suivent également le sens des galeries souterraines. L’effervescence accrue vous livre un indice sur votre prochaine étape, car au bout de cette longue rue, vous finirez par une irruption triomphale dans la plus célèbre place de la ville, et sans doute même de tout le royaume.
Par la voie sud-est, vous voilà à Jamaâ El Fena, symbole de Marrakech, adoubée par l’UNESCO qui en 2001, lui consacre une place privilégiée dans sa liste du patrimoine immatériel de l’humanité. Avec ses ‘hlakis’ (cercles formés de badauds avec en leur centre un spectacle de rue), charmeurs de serpents, voyantes et autres stands de restauration, la place offre une large palette culturelle à ses très nombreux visiteurs assumant ainsi son titre de cœur battant de la ville. Que dire davantage de ce site connu de la planète entière, si ce n’est par exemple que la place n’a pas toujours porté ce nom. Car son histoire n’a jadis, pas toujours été teintée de folklore. Mentionnée depuis le XIIè siècle sous le nom de ‘Rahba el ksar’, le site servait à rendre la justice et à appliquer les peines, quelque fois capitales. Autant dire que des centaines de têtes ont roulé sur la place foulée aujourd’hui par les touristes. Une sinistre mémoire confirmée au XVIIe siècle, époque où le lieu était encore appelé Place des Trépassés. Depuis, la vie a pleinement repris son cours.
Pendant cette étape, qui peut vous happer des heures durant, pensez qu’à votre gauche, la non moins célèbre Koutoubia, abrite un secret hydraulique bien caché. L’illustre mosquée Almohade, sœur ainée de la Giralda de Séville et de la Tour Hassan de Rabat, dissimule en effet une gigantesque citerne souterraine, découverte tardivement au début du XXè siècle, et qui pourrait bientôt faire l’objet d’une restauration pour une ouverture au grand public. En attendant, sachez qu’elle fait partie de l’ingénieux circuit de circulation et de stockage de l’eau à l’intérieur même de la médina. Pour poursuivre la route de l’eau, rendez-vous à l’entrée de la bien-nommée rue Souk El Ksour (le marché des marchés), à proximité du café Argana, au nord-ouest de la place. Si vous n’êtes pas trop distrait par l’infinie galerie marchande qui propose un large échantillon de l’artisanat marocain, hâtez le pas jusqu’au bout la rue Fehl Chidmi.
Là commence le quartier Mouassine, zone d’arrivée de notre inédit circuit. Il porte le nom de la mosquée saâdienne historique, cœur spirituel de la médina de Marrakech. Plus qu’une mosquée à la massive porte en bronze, il s’agit là d’un véritable complexe qui comprend, outre le lieu de culte, une bibliothèque, une ‘medersa’, une fontaine publique et un hammam. Ce dernier, affiche fièrement sur sa devanture « Depuis 1562 » et vous promet une véritable thalassothérapie, grâce aux techniques ancestrales du massage, savonnage au ‘rhassoul’ (une argile extraite dans les montagnes de l’Atlas aux propriétés purifiantes) et gommage traditionnel. Nul doute qu’une fois purifié, vous apprécierez le verre de thé offert.
Détendu, vous pouvez admirer la fontaine Mouassine, à quelques mètres seulement du vénérable hammam. Peut être la plus spectaculaires des ‘sekkayas’ de la médina, élevée au rang de patrimoine urbain. A ce titre, un écriteau vous explique que ce monument, construit « sous le règne du sultan Abdellah Al-Ghaleb Saâdi » en 1562, « comprend trois bassins, le central utilisé comme réservoir d’eau, tandis que les bassins latéraux servaient à abreuver les animaux ». Récemment restaurée, la fontaine Mouassine est désormais un élément contemplatif, dont l’accès est restreint par une grille en fer forgé.
Une ode à la musique
La dernière étape de notre route de l’eau est un lieu mythique, dont la visite est un incontournable de Marrakech. Mais avant de quitter le quartier Mouassine, prenez le temps d’écouter autre chose que les murmures de l’eau, dans le charmant Musée de la Musique, niché dans une ancienne maison du XVIè siècle. En journée, cette visite vous en apprendra davantage sur « la diversité des musiques au Maroc, ses multiples héritages andalous, mystiques, berbères, africains à travers une véritable aventure visuelle et auditive ». En soirée, à l’occasion, ce sont des concerts intimistes qui font résonner les vieilles pierres de cette bâtisse qui s’y prête à merveille. Direction désormais la fabuleuse Medersa Ben Youssef, au bout de la rue Azbezt, qui peut se vanter, à son apogée, d’être la rivale de l’université Al Qarayouiine de Fès. Fraichement restauré en 2017, l’édifice est le témoin glorieux de la majesté de la dynastie chérifienne dans la capitale impériale et une trace indélébile du savoir-faire architectural et artisanal du Maroc. La visite pourrait vous prendre plusieurs heures, tant la Médersa Ben Youssef, ses immenses patios de style andalous, ses somptueuses façades d’une richesse calligraphique inégalable, captiverons vos sens en éveil constant. Et s’il vous fallait concentrer votre attention sur un lieu, allez dans la grande cour centrale, qui, d’après les explications de la scénographie : « était le lieu le plus générateur d’ambiances vu les pratiques qui s’y exerçait tel que la récitation du coran, en effet on pouvait y entendre le bruit les psalmodiassions des étudiants assis en tailleur sous la galerie de la cour récitant en chœur les versets du saint coran ». Dans le décor irréel de cette cour de 360 mètres carrés de marbre blanc, il est en effet aisé de sentir la spiritualité intense qui irradie les lieux.
Désormais, il est évident que l’insoupçonné chemin de l’eau à Marrakech est destiné à alimenter le complexe de la médersa Ben Youssef, irrigué depuis des siècles d’une ressource sacralisée par le Coran. Les géniaux concepteurs de ce patrimoine inestimable le prouvent une fois encore avec l’installation, au cœur du vestibule de la médersa, d’une machinerie hydraulique à nul autre pareil : « La ‘maada’ est une sorte de regard ayant pour fonction l’accumulation d’eau arrivant dans les canalisations et de la distribuer par principe gravitationnel. C’est une structure de distribution qui peut prendre des formes variées, mais elle est de forme conique au niveau de la medersa ».
Enfin, le véritable point final de ce cheminement de l’eau, se trouve à quelques mètres à peine de là. Dans l’ombre de l’imposante médersa, un site mérite l’attention des suiveurs de l’eau. Il s’agit du Dôme des Almoravides, ultime vestige de la dynastie fondatrice de Marrakech. Témoin le plus explicite de la gestion de l’eau, il est non seulement un spectacle architectural fascinant, mais aussi le centre des opérations hydrauliques. Après avoir admiré la voute du dôme, anciennement destiné aux ablutions des fidèles, vous pouvez descendre au sous-sol où des panneaux détaillent les matériaux utilisés pour conduire l’eau sous Marrakech. Après tout cela, vous comprenez d’avantage le sens profond donné au nom de la fontaine ‘Chrob ou chouf ‘, située à quelques minutes au détour de la rue Assouel. Peut-être y croiserez-vous Ba M’hamed, son vélo, et ses bidons orange…
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