
Meknès et sa région : cités en lettres capitales
Monumentaux, épais ou frêles, parfois décrépis, souvent restaurés, les remparts sont ici une constante du paysage. Des kilomètres et des kilomètres de murs de fortification, symboles d’une ville aussi grandiose que prompte à se défendre, presque paranoïaque. Durant son âge d’or, Meknès était, sans exagération aucune, surnommée la Versailles du Maroc, une analogie loin d’être usurpée. Certes, aujourd’hui dépourvue d’un Palais des glaces clinquant, la cité impériale garde pudiquement les traces d’un flamboyant monarque, égal du Roi Soleil français en son temps. N’est-ce pas lui, le sultan Moulay Ismaïl (1672-1727), qui a demandé en mariage la princesse de Conti, fille de Louis XIV, un des meilleurs partis de tout Versailles ? Une telle initiative, entre bien d’autres, illustre l’ambition de l’un des plus influents souverains de l’Histoire du Maroc, qui, pour faire perdurer son règne à la longévité exceptionnelle (55 ans au pouvoir), a érigé une capitale digne de son rang. Meknès est donc à son image : une capitale impériale, prestigieuse, structurée, ordonnée et protégée comme aucune autre en son temps.
À une vingtaine de minutes de là, sur la route nationale 13 (RN 13), au nord de la ville ismaélienne, un autre fief central du Maroc est perché sur le mont Zerhoun. Il s’agit là d’une autre capitale, elle bien plus spirituelle que militaire. Probablement le site le plus sacré du Maroc, Zerhoun est, selon la légende, celui où repose Moulay Driss (788-791), premier souverain musulman du Royaume, qui a d’ailleurs donné son nom aux lieux.
C’est donc ici qu’a commencé l’Histoire moderne du pays, il y a plus de 1 200 ans. Car la raison d’être de cette petite localité d’à peine plus de 10 000 habitants est le mausolée de ce personnage historique incontournable, arrière-petit-fils du Calife Ali et de Fatima, fille aînée du Prophète. Fuyant les persécutions dans son Moyen-Orient natal, Moulay Driss 1er a trouvé non seulement un refuge en ces terres bienveillantes, mais aussi l’occasion d’y établir le premier pouvoir musulman dans la partie occidentale du monde connu, au Maghreb, littéralement le Couchant. Moulay Driss est de fait l’ancêtre commun de tous les sultans marocains chérifiens qui se réclament de son illustre descendance. Mais qu’a-t-il bien trouvé dans cette région pour décider d’en faire un centre de gouvernance et de civilisation ?
Réponse : des ruines anciennes, à perte de vue. À quatre kilomètres à vol d’oiseau du sanctuaire idrisside s’érige la plus glorieuse cité romaine de Maurétanie Tingitane. Volubilis s’étend sur plus de 42 hectares, au cœur d’un plateau fertile cerné par des affluents de l’Oued Khoumane. Principal patrimoine romain du Maroc, Volubilis – Walili en arabe – est la vitrine de la présence du Haut-Empire dans la région. La ville y a sans doute été la plus structurée et urbanisée pendant l’Antiquité, particulièrement pendant son âge d’or entre -2 av. J.-C. et le deuxième siècle de l’ère chrétienne. Forum, thermes, Arc de Triomphe monumental, palais du gouverneur et villas bourgeoises tapissées de mosaïques – dont certaines encore presque intactes – sont les traces spectaculaires d’une cité romaine à l’importance stratégique. Une infrastructure qui a perduré après le retrait de l’autorité romaine, à partir du IIIe siècle, et qui va servir de socle à la puissante tribu amazighe des Awraba, celle-là même qui allait accueillir le réfugié Moulay Driss à la toute fin du VIIIe siècle. Un millénaire plus tard, son tombeau fut érigé, tel qu’il est jusqu’à aujourd’hui, par Moulay Ismaïl, maître de Meknès. La boucle est ainsi bouclée.
Meknès l'impériale, ville-forteresse
Si Meknès n’a pas attendu son sultan pour exister, elle lui doit en revanche son statut de cité impériale, insigne honneur dont ne jouissent que trois autres villes du Maroc que sont Marrakech, Fès et Rabat. C’est à ce titre qu’elle mérite au moins autant de considération que les autres sièges historiques du pouvoir dynastique. Aisément desservie par l’autoroute, ou par l’aéroport Fès Saïss, celui de l’éternelle rivale, la ville rayonne d’une aura singulière avant même que le visiteur n’en sonde le centre-ville.
Entre les quartiers nouveaux, la périphérie de Meknès s’orne de vastes espaces verts. Ceux-ci rappellent que la région est l’une des plus fertiles et les mieux irriguées du pays, grâce aux nombreux cours d’eau qui sillonnent la plaine du Saïss. Cette caractéristique a toujours constitué un facteur d’attraction qui a compté dans son histoire. Abdelmalek Nassiri, historien et professeur à l’Université Moulay Ismaïl de Meknès, nous confirme que le site actuel de la ville « n’était certes pas un centre urbain important, mais possédait déjà des atouts pour l’établissement d’une base militaire ».

Convoitée à l’avènement des grandes dynasties sahariennes durant le Moyen-Âge, Meknès, qui doit son nom à l’installation d’une fraction de la tribu des Meknassa, venue depuis son fief de l’Oriental par le couloir de Taza, est devenue une place stratégique incontournable. Et pour cause, comme l’explique l’historien, sa situation géographique « au carrefour du Moyen Atlas et du Rif, nœud incontournable de la route reliant Sijilmassa à Fès et porte d’entrée vers les plaines atlantiques et la côte méditerranéenne », fait de sa maîtrise un inéluctable enjeu politique, commercial et militaire.
Les Almoravides (1040-1147) sont les premiers à en saisir l’importance stratégique en y établissant un embryon de structure urbaine, et surtout « une caserne militaire qu’ils appellent ‘Targrat’, terme qui signifie ‘mhalla’ », ou expédition militaire, explique Abdelmalek Nassiri. Et pour son emplacement, précise-t-il, « ils choisissent l’ancienne porte Berdaine, dans la médina historique », qui est bien distincte de la porte monumentale construite plus tard, sous le règne de Moulay Ismaïl.

Mais quelques décennies à peine après leur établissement, les Almoravides seront victimes d’une sanglante campagne d’éradication, un épisode tragique qui va marquer la ville pour les siècles à venir. « Lorsque les premiers contingents des armées Almohades arrivent sur place, ils ont pour objectif d’effacer toute trace des Almoravides. Ils saccagent les infrastructures et s’attaquent à la population qu’ils estiment affiliée à leur ennemi. L’épisode le plus atroce se joue sur la plaine appelée Taoura, près de la médina et aujourd’hui un jardin ouvert au public. Les fuyards s’y sont réfugiés dans les branches d’un très grand arbre, que les Almohades ont ensuite fait brûler », narre l’historien.
Tout en marquant les esprits par sa violente prise de pouvoir à Meknès, la nouvelle dynastie va le faire également sur le plan urbanistique. Rapidement, elle dote la modeste Targrat de ses premiers remparts de défense, qui délimitent le cœur de la médina actuelle. Il vous faudra probablement quelques heures pour en faire le tour, mais sachez que la plupart de ces remparts initiaux ont été renforcés sous le règne de Moulay Ismaïl. Quant à l’héritage de leurs prédécesseurs, il repose aujourd’hui essentiellement sur les anciennes mosquées de la ville, dont la plus importante, Masjid El Kebir, bâtie par les Almohades sur « celle des Almoravides, sous prétexte que l’ancienne n’était pas correctement orientée en direction de La Mecque », indique l’historien.
Toujours l’un des plus fréquentés de la ville, l’édifice religieux aux 164 arcades a été également agrandi par le souverain alaouite. Aujourd’hui, cette mosquée et sa bibliothèque plusieurs fois centenaires sont un haut lieu du savoir théologique de la médina. Car Meknès se bâtit une réputation de ville érudite avec l’avènement de la dynastie suivante, celle des Mérinides (1244-1465), qui vont une nouvelle fois en transformer l’urbanisation : « Les nouveaux arrivants sont connus pour établir leur Kasbah à l’extérieur des remparts originaux. À Meknès, ils installèrent leurs quartiers au sein de ce qui est aujourd’hui appelé la Kasbah de Moulay Ismaïl. Elle comprend son mausolée et la place Lalla Aouda, en somme tout le quartier de Dar El Kebira (appelé aussi Cité impériale, NDLR) ».

Le legs mérinide, comme dans d’autres grandes villes chérifiennes, s’inscrit essentiellement dans les centres de savoir, en l’occurrence les médersas. À Meknès, la plus illustre est sans doute la Médersa Bou Inania, du nom du sultan mécène (Abou Inan Faris 1348 - 1358) sur le trône à l’achèvement de sa construction au milieu du XIVe siècle. En plus d’offrir l’une des plus belles vues sur la médina depuis son toit, cet édifice phare du patrimoine de la ville est une vitrine du savoir-faire décoratif des artisans marocains et de l’influence des exilés d’Al Andalous, sur lesquels cette dynastie s’est appuyée. Zellige raffiné, plâtre ciselé et sublimes sculptures sur bois de cèdre tapissent tout autant les sols que les murs et témoignent de l’excellence atteinte par ces « designers » virtuoses d’un autre temps.
La Médersa Bou Inania, et d’autres avoisinantes, comme la Médersa Filalia, répondent à un modèle de rayonnement théologique du Maroc, mais demeurent, au cours du XIVe et du XVe siècles, encore dans l’ombre de celles basées à Fès, indiscutable siège du pouvoir politique et religieux. L’avènement de Moulay Ismaïl va brutalement inverser le rapport de force entre les deux rivales, distantes de seulement 60 kilomètres.

La question intrigue : pourquoi le deuxième sultan alaouite a-t-il choisi d’établir sa capitale à Meknès, alors qu’à son avènement, en 1672, Fès était sans conteste le centre légitime de l’autorité ? Abdelmalek Nassiri revient sur cet épisode clé de l’histoire de la ville. « Moulay Ismaïl n’est pas un étranger aux yeux des habitants de Meknès. Durant le règne de son frère Moulay Rachid (1667-1672), ce dernier l’a nommé pour être une sorte de gouverneur local, ou plutôt son représentant dans la ville, et il y avait bâti une résidence dans la médina. Et à la mort du Sultan, victime d’un accident de cheval, la bataille pour sa succession était féroce. »
Dès lors, et comme il est d’usage, le prétendant doit obtenir l’allégeance (la Bey’a) auprès de la plus haute autorité religieuse du pays, incarnée par une assemblée de Oulémas de Fès. Le prince Ismaïl y parvient tant bien que mal, mais son trône n’est pas pour autant assuré, « d’autres protagonistes, y compris de sa famille et des notables de Fès, ont décidé de mener des actions pour déstabiliser le nouveau sultan, qui, par sécurité, a préféré quitter la capitale, sans toutefois s’en éloigner », poursuit l'historien.
Nulle autre ville que Meknès ne pouvait permettre au jeune souverain d’exercer son autorité, tout en contrôlant une éventuelle agitation émanant de celle qui est encore pour un temps la capitale du pays, Fès. Et pour les spécialistes, le gigantisme des remparts meknassis répond d’abord à un impératif : « garantir la sécurité d’un monarque qui se sent menacé ». En effet, quelques années à peine après son intronisation, Moulay Ismaïl lance un chantier alors jamais vu dans l’Histoire du Maroc : Meknès est fortifiée par une enfilade de remparts qui, mis bout à bout, atteignent une longueur de 40 kilomètres. Le plan imaginé par le monarque, prévoyant une extension considérable de la ville, est structuré autour de trois grandes enceintes. La première est prévue pour stopper une attaque massive de cavalerie, la seconde est conçue comme un obstacle pour des fantassins, alors que la troisième ceinture le cœur de la nouvelle cité, le quartier impérial. Selon cette logique, la hauteur des murailles varie de 6 à 18 mètres, et leur épaisseur est plus ou moins renforcée selon la nature des possibles assaillants. Et pour faire le tour de ce monument spectaculaire, inscrit, comme l’ensemble de la vielle ville de Meknès, sur la liste du Patrimoine mondial par l’UNESCO, il faudrait donc au marcheur temps et endurance.

Non seulement le monarque a ordonné la construction des fortifications de la cité ismaélienne, mais il s’impliquait aussi personnellement dans sa supervision. « De nombreuses sources historiques le confirment. Nous savons que Moulay Ismaïl procédait lui-même à des inspections. Il faisait par exemple verser de l’eau dans le creuset au sommet d’un mur fraîchement bâti. Le lendemain, si l’eau est stagnante, cela veut dire que les matériaux sont étanches, donc conformes aux normes. En revanche, si l’eau s’infiltrait, le responsable était sévèrement châtié », raconte l’historien.
D’autres récits à propos de ce sultan à la personnalité si singulière ont été relayés par des Occidentaux témoins de l’essor de Meknès, qu’il s’agisse d’émissaires en mission diplomatique ou, pour la majorité d’entre eux, des captifs. C’est que, malgré sa nature méfiante, Moulay Ismaïl était avant tout un dirigeant pragmatique. Pour mener à bien le gigantesque plan urbain de sa capitale, il avait besoin d’une main-d’œuvre aussi nombreuse que qualifiée. Il va, de fait, avoir recours à des prisonniers fournis par l’intense et lucrative activité des courses, basée essentiellement à Salé et à Tétouan. C’est ainsi que des milliers d’esclaves chrétiens capturés en mer ou dans des villages côtiers européens sont acheminés en masse vers ce méga-chantier qu’était Meknès. La prison de Qara, surnommée « la prison des chrétiens », est aujourd’hui un exceptionnel patrimoine témoignant de ce chapitre d'histoire. Situé au cœur du pouvoir, dans la cité impériale, et à quelques mètres seulement du mausolée du sultan, ‘Habs Qara’ est un vaste édifice souterrain composé de trois grandes salles, qui aurait pu, selon les historiens, héberger des milliers de prisonniers.

Sur le plan militaire, Moulay Ismaïl renoue avec la stratégie du sultan saâdien Ahmed El Mansour (1578 - 1603), consistant à s’appuyer sur une armée professionnelle composée d’esclaves appelés ‘Abid El Boukhari’, plutôt que sur les traditionnelles alliances tribales, par essence aléatoires. L’urbanisation de Meknès prend largement en compte la présence de ce contingent d’élite, spécialiste de la cavalerie. Ainsi, à l’inverse de la plupart des médinas du Maroc, celle de Meknès est parsemée de vastes places (Lahdim, Lalla Aouda…) ainsi que des portes monumentales dont l’iconique Bab Berdaïne, ou encore Bab Talt-Fhoul, Bab Khemis et Bab Jama' Nouar. Un agencement qui montre que « Meknès est avant tout une capitale militaire, faite pour les mouvements et les parades de soldats. Un ADN qu’elle retrouvera des siècles plus tard, durant le Protectorat français, qui en a fait l’une de ses bases les plus importantes », précise Abdelmalek Nassiri. Et dans le but de garantir l’autonomie, Moulay Ismaïl dote la ville de plusieurs hectares d’espaces cultivés, des ‘Jnan’, à l’extérieur des remparts ainsi que d’une gigantesque réserve d’eau douce à travers le bassin Sahrij Souani ou Bassin de l'Agdal. Creusé dans la proche périphérie de la cité impériale, il s’étire sur 320 mètres de longueur sur 150 de largeur, pour une profondeur moyenne d’environ 3 mètres, il pouvait contenir assez d’eau pour résister à un siège de plusieurs semaines. Aujourd’hui vide, il est l’objet d’ambitieux travaux de réhabilitation, comme d’ailleurs la majorité du patrimoine ismaélien de Meknès.
Véritable capitale forteresse, Meknès va pourtant chuter presque aussi rapidement qu’elle avait culminé. Créature de son sultan bâtisseur, la ville va épouser son destin, même après sa mort. « N’ayant aucun héritier incontestable, Moulay Ismaïl meurt en 1727 et laisse derrière lui une terrible guerre civile, qui plongea le pays dans un chaos plusieurs décennies durant », illustre l’historien. La ville en sera la première victime, défigurée par la succession de coups d’État, les destructions répétées et les batailles de clans, à telle enseigne que « seulement 10 % de la ville telle qu’elle était sous le règne de Moulay Ismaïl sont encore visibles aujourd’hui », regrette Abdelmalek Nassiri.
Moulay Driss Zerhoun, cité-sanctuaire et berceau dynastique
Mais avant de mourir, le sultan de Meknès avait pris soin d’honorer son ascendance, qui remonte au Prophète, en édifiant, à quelques encablures de Meknès, un mausolée à la mémoire de l’un de ses illustres représentants, un certain Idriss. Là, à moins d’une trentaine de kilomètres de la ville impériale, se niche une localité bien plus ancienne, témoin de la naissance d’une dynastie fondatrice. Et loin d’être une relique, elle conserve une portée symbolique toujours vivace. Nous avons nommé Moulay Driss Zerhoun, cité-sanctuaire dont le nom comme l’histoire se confondent avec celle de son protecteur.

Retour au milieu du VIIIe siècle. Le jeune empire musulman est dirigé par la dynastie Abasside, qui redoute toutefois qu’un représentant de ‘Ahl El Beyt’, les descendants du Prophète, ne vienne revendique la légitimité politique du califat. Une sanglante guerre civile embrase alors le Moyen-Orient, dans laquelle est impliqué Idriss Ibn Abdellah Al Kamil. Défait près de la Mecque en 786, il parvient à fuir avec ses partisans. L’année suivante, il est repéré avec Rachid, son esclave affranchi, à l’ouest de l’Afrique du Nord.
Et c’est en 787 qu’il est accueilli au Maroc par des tribus amazighes, dont les Awraba, installés à Walili, vestige d’une cité romaine. De là, il lancera ses premières expéditions et assoit l’autorité de son royaume dans la région. Mais son règne fut bien bref. Ses anciens ennemis ne l’avaient pas oublié pour autant, et le calife abbasside Haroun Arrachid (786-809) envoie un assassin qui s’infiltre dans sa cour et le tue par empoisonnement au printemps 791. Le récit de ses descendants soutient qu’à sa mort, son épouse Kenza est déjà enceinte de son héritier, Idriss second, le fondateur de la ville de Fès.

La dépouille d’Idriss 1er, est, selon ce même récit, enterrée sur le mont Zerhoun, à l’emplacement actuel de son mausolée. Après la chute des Idrissides à la fin du Xe siècle, l’essor des dynasties amazighes vient rompre le récit des chorfas marocains. Il faudra attendre les Mérinides, au XIIIe siècle, pour les revoir auréolés d’une légitimité politique retrouvée. En 1318, des chroniques historiques rapportent l’apparition de l’esprit de Moulay Driss 1er sur le mont Zerhoun. C’est à ce moment, donc cinq siècles après sa mort, que sa mémoire est ravivée. Toutefois, ce n’est qu’en 1722, à la fin du règne de Moulay Ismaïl, que le mausolée est édifié. Depuis, la petite ville est peuplée de gardiens du temple, essentiellement la branche idrisside des Chbihi, et de paysans locaux.
Un lieu saint, que vous ne pourrez pénétrer que si vous êtes musulman, indique explicitement un panneau planté à son entrée. Le site à la façade d’un blanc éclatant se trouve au bout de la grande place. Une porte voûtée et un couloir au sol tapissé de zellige vous emmènent au cœur du sanctuaire où l’on n’accède qu’une fois déchaussé. Le silence religieux qui y règne n’est brisé que par les murmures des visiteurs qui peuvent s’assoir à même les tapis encerclant le patio central et sa belle fontaine à ablutions. À droite de la cour, l’entrée du mausolée est cernée de membres de la confrérie idrisside auxquels il est d’usage de faire un don d’argent, renforçant ainsi la baraka du Saint recherchée par les pèlerins.

Dans la salle entièrement tapissée de rouge, la tombe de l’ancêtre vénéré trône au fond, surmontée de deux grands pylônes calligraphiés de sourates du Coran. Certains visiteurs, hommes et femmes confondus, préfèrent s’abandonner à la méditation, tandis que d’autres expriment leur dévotion de manière plus spectaculaire, étreignant et embrassant la paroi de la pierre funéraire. Le sanctuaire de Moulay Driss Zerhoun réserve une autre singularité : celle du minaret de la mosquée Sentissi, qui est l’unique au Maroc à prendre une forme cylindrique et à s’orner de faïences vertes, sur lesquelles sont inscrits des versets du Coran.
Volubilis et ses mémoires romaines
En redescendant du Mont Zerhoun, vous voici face à un rond-point et deux panneaux aux directions opposés. À gauche, Meknès et à droite, Volubilis, Walili en langue arabe. Nous suivons la seconde, qui mène vers le plus ancien fief de cette terre de capitales. L’existence de Volubilis en tant que ville maurétano-romaine d’importance n’est affirmée qu’à l’arrivée sur les lieux des premiers archéologues du Protectorat, en 1915.

Avant cela, les ruines de la cité antique étaient considérées comme celles d’une civilisation païenne indigne de toute considération. Aucune autorité musulmane ne l’avait donc considérée comme un patrimoine à préserver, et encore moins à glorifier. Avec le temps, le souvenir même des Romains s’était estompé, au point que les anciens pensaient que ces vestiges étaient ceux laissés par des navigateurs portugais, voire par des pharaons d’Egypte, qui y auraient édifié ‘ksar el firaoune’, soit le palais du Pharaon.
L’histoire de la présence romaine au Maroc remonte aux guerres puniques, au terme desquelles Rome assoit sa domination sur sa rivale Carthage, tombée définitivement en 146 av. J.-C. Dès lors, s’appliquait sur les territoires d’Afrique du Nord la politique des royaumes maures autonomes, mais maintenus sous tutelle romaine. Son apogée est incarné par le règne de Juba II, entre 25 av. J.-C. et l’an 23. Ce monarque, éduqué à la cour de Rome, est le symbole de cette souplesse politique qui faisait la marque de fabrique de l’Empire romain.

En laissant les régions être gouvernées par des souverains locaux, mais « romanisés », l’Empire parvient ainsi à contrôler un territoire vaste de plusieurs millions de kilomètres carrés. Mais tout bascule avec l’assassinat de Ptolémée, successeur de Juba II, en l’an 41, et le passage du territoire sous la domination directe de Rome. La plupart des vestiges de Volubilis témoignent de cette époque qui perdure jusqu’au départ précipité des Romains au IIIe siècle de l’ère chrétienne.
La visite de ce site exceptionnel commence généralement par les quartiers sud, les plus populaires. Quelques murs y résistent encore, dessinant des ruelles étroites qui s’élargissent en remontant vers le centre-ville. Juste avant de l’atteindre, il est impossible de manquer la maison dite d’Orphée, du nom de la mosaïque principale représentant le dieu de la musique, qui s’étale sur plus de 2 000 mètres carrés. Longtemps habitée par les Caecilii, l’une des quatre grandes familles de Volubilis, cette immense demeure possédait ses propres bains, son cellier et même un pressoir d’huile privé. L’imposant vestibule, réservé aux invités, fait face à une vaste cour marbrée, où des colonnes « à la grecque » entourent un bassin, marque de fabrique de la bourgeoisie romaine.

Quelques minutes de marche et vous débouchez sur le plus grand espace commun de la cité. Le premier monument d’importance est le capitole, érigé en 219. Il est l’un des lieux de culte les plus visités des Volubilitains. Pour eux, c’est là aussi que réside l’esprit la triade capitoline, soit les trois divinités protectrices de la ville. Il s’agit de Jupiter, dieu de la foudre, du tonnerre, du ciel et de la lumière, défenseur de la justice Junon, reine des dieux et du ciel, protectrice des femmes et Minerve, déesse de la sagesse, des arts et des techniques de la guerre.
Face au bâtiment religieux se trouve le plus grand pressoir à huile de la ville. Il incarne la principale production économique de Volubilis et sa région proche, qui en dénombre pas moins de 70 autres. Toujours en remontant vers le nord se dessinent les restes des thermes municipaux, devenus symbole de l’art de vivre urbain à la romaine. À proximité des bains publics se trouve le cœur de la ville, le grand forum de Volubilis. Cette grande place dallée d’un millier de mètres carrés sert au quotidien de macellum, un vaste marché ouvert où les commerçants sans boutique étalent et vendent leur marchandise.

Mais sa fonction première est d’ordre politique. C’est ici que les grands tribuns de la ville clament leurs discours aux citoyens. Cet exercice très populaire chez les Volubilitains est réservé à l’élite de la cité. C’est là que les comices, assemblées de citoyens, élisent à main levée les magistraux municipaux qui gouvernent la cité. Autres lieux incontournable du centre-ville, la basilique, plus grand bâtiment public de Volubilis. Il est le tribunal de la ville où les affaires sont traitées et les sentences exécutées. C’est le seul édifice de la cité qui s’élève sur deux étages dominant ainsi tout le quartier.
C’est en quittant le centre-ville qu’on trouve le clou du spectacle offert par la cité romaine. Vous avez atteint le decumanus maximu, principale artère de la ville qui sillonne Volubilis de la porte de Tingis à l’Arc de Triomphe. Ce dernier, dédié à l’empereur Caracalla (211-217) et à sa mère Julia Domna, est encore fièrement dressé, même s'il n'a plus la superbe de ses 15 mètres de hauteur originelle. Il était, à son époque, surmonté d’une arche imposante sur laquelle est sculpté un char à six chevaux. Sur la stèle qui soutient la voûte, une inscription est gravée en latin. On peut y lire : « En l’honneur de l’Empereur César, M. Aurelius Antoninus (Caracalla), pieux, heureux, auguste, très grand vainqueur des Parthes, des Bretons, des Germains, grand pontife (…) en remerciement de l’extraordinaire bienveillance qu’il a témoignée à tous et qui a récemment dépassé celle des empereurs précédents ».

Pour les locaux, cet empereur est un peu plus que le chef suprême. Il est en effet le fils et successeur de Septième Sévère, fondateur de la dynastie du même nom et surtout, premier Cæsar avec du sang maure dans les veines. Le reste de l’axe principal consacre le quartier des plus aisés, où vous pouvez encore admirer quelques demeures dont la maison aux travaux d’Hercules, celle de Dionysos, de l’éphèbe ou encore celle des fauves. Ces noms font référence aux mosaïques qui tapissent les sols et qui traduisent les tendances artistiques de leurs époques. Le site de Volubilis a été enrichi par un musée qui expose les pièces les plus spectaculaires de la présence romaine dans cette ville, devenue elle aussi une capitale incontournable de son lointain, très lointain temps.
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