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Grand angle

Voyage au bout d’Alger

11.10.2016 à 19 H 12 • Mis à jour le 12.10.2016 à 18 H 34 • Temps de lecture : 16 minutes
Par
BONNES FEUILLES
Après Beyrouth, Ramallah, le Caire, Tunis ou encore Gaza, les éditions Riveneuve ont donné carte blanche à Mélanie Matarese et Adlène Meddi, tous deux journalistes vivants en Algérie, pour raconter ce pays. Résultat : « Jours tranquilles à Alger », un road movie littéraire passionnant à travers la géographie et l’humanité d’un pays qui a encore la force de déjouer le double piège du passé et de l’avenir.

Mélanie Matarese est une journaliste française installée en Algérie depuis 2006. Adlène Meddi, journaliste algérien, est auteur de plusieurs romans policiers. Ils sont les rédacteurs en chef d’El Watan Week-end, la version hebdomadaire du premier quotidien francophone indépendant en Algérie, qu’ils ont lancés en 2009. Chaque soir, le couple, de retour dans la bulle familiale, échange autour de leur journée de travail et de leur face-à-face avec le quotidien algérien. De par leur métier, les deux journalistes sillonnent le pays pour s’imbiber de cette Algérie qui n’arrête pas de bouger, en faisant semblant de faire du surplace. Résultat : Jours tranquilles à Alger (Ed. Riveneuve), un ovni à mi-chemin entre l’essai, la chronique et le regard subjectif du journaliste, préfacé par l’écrivain Kamel Daoud. Des chroniques qui s’entêtent à traquer la beauté dans un pays où l’immobilisme dégage une poésie irrésistible pour ceux qui savent la capter.

EXTRAIT I

Algerinosaurus


guillemet

Près d’El Bayadh, ville aux portes du désert algérien, les scientifiques ont récemment découvert de nouvelles empreintes de ce qu’ils pensent être des sauropodes, c’est-à-dire des dinosaures herbivores quadrupèdes, cousins du Diplodocus. Très grandes et très lourdes, ces braves bêtes devaient manger d’énormes quantités de plantes pour avoir l’énergie de se déplacer et restaient de longs moments sur place pour brouter. À l’inverse des théropodes, carnivores, dont on retrouve plus facilement les traces puisqu’ils étaient obligés de se déplacer pour chasser leurs proies.


Ces découvertes sont fabuleuses à plus d’un titre. D’abord, parce qu’elles nous renvoient plus de 130 millions d’années en arrière, à une époque où El Bayadh n’était pas dans le désert, mais au bord de la mer. Ensuite parce qu’elles sont proportionnelles à la taille du pays : le célèbre paléontologue Philippe taquet a identifié en 2007 un fémur et une vertèbre trouvés dans le désert du tassili comme appartenant à un Paralititan, un dinosaure de 25 mètres de long, pensant près de 70 tonnes, le deuxième plus grand animal terrestre après l’Argentinosaurus.


Enfin, parce qu’elles nous amènent à méditer sur une autre espèce, tout aussi résistante. L’Algerinosaurus. Puissants, terrifiants, capables de vivre, pour certains, des centaines d’années, les dinosaures n’ont pourtant pas survécu. Leur force, la quantité de nourriture, la possibilité pour certains de s’envoler par-dessus les océans n’ont été d’aucun secours.


Un jour viendra où l’Algérie connaitra une nouvelle extinction du crétacé. Et bien des années après, les traces du passage de certains tyrannosaures seront sans doute étudiées avec autant de passion.


Mélanie, août 2008
Le 2 mars 2016, le président Bouteflika a fêté son 79e anniversaire. L’ex-patron des services secrets, Mohamed Mediene dit Toufik, ses 77 ans. Et le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah, ses 76 ans. Pour les deux derniers, la date de leur naissance n’est pas vraiment officielle.

EXTRAIT II

La moisson des traumas

Bidonville enneigé à Medea situé à 80 km au sud-ouest d'Alger. IBN-MEDEA


guillemet

Sur la route, je me tiens physiquement l’estomac. Je ne voulais pas venir ici. Jusqu’à la dernière minute, j’ai résisté aux sollicitations de Mélanie pour faire ce reportage. Je ne voulais pas replonger dans les années de sang.


Les paysages ondulés et secs de l’Ouest algérien dé lent de part et d’autre de l’autoroute construite par les Chinois. Une autoroute qui ne ressemble pas à une autoroute, avec son tapis de bitume défoncé, ses bretelles surprises, ses éboulements de terrains non signalés et ses aires de repos inexistantes. Cinq heures pour relier Alger au cauchemar qui me noue les tripes. Relizane, et au-delà, en s’enfonçant loin de l’autoroute dans l’arrière-pays du Dahra, Had Ch’kala, ensemble de hameaux isolés accrochés à une colline qui marque la fin d’une route. Le charme des petits corps de ferme n’agit pas. Elles sont désertées et en ruines. À peine les figuiers de Barbarie et le bleu turquoise des mausolées de marabouts oubliés tentent de colorier ce paysage rocailleux, incendié par un soleil blanc.


Ici, en une nuit, le 4 janvier 1998, des terroristes ont massacré un millier d’hommes, femmes et enfants, à la hache, au couteau, au gourdin et à l’arme à feu.


Nous sommes montés jusqu’ici pour rencontrer les survivants. Pour moi, il n’en existait pas. Le massacre a été́ pour nous, à l’époque et durant toutes ces années, un gouffre noir de douleur. Un anéantissement total. Pourtant, dans les baraquements qui devaient les accueillir provisoirement, ils sont toujours là, vieux villageois ayant tout perdu, terre et famille, les yeux voilés de la même terreur nocturne. Jeunes et adolescents, qui, enfants, ont pu fuir loin des lames des égorgeurs dans la nuit et le froid hivernal pour se réfugier dans les bois en contrebas.


Ils se sentent à présent abandonnés. Une seconde mort. « On m’a coupé mes indemnités de victime. À la mairie, on me dit que je suis trop vieux pour travailler et trop jeune pour toucher la retraite. Alors je leur ai répondu : “tuez-moi alors ! », explose un des vieux, assis sur une pierre, chèche décoloré autour de la tête. À côté, un jeune rescapé, contenant sa colère : « j’ai du mal à me concentrer sur mes études. Quand un enseignant me demande ce que fait mon père, je pense à la vie qu’on mène. Parfois, je sors au milieu du cours. Ou quand ma mère est malade, il m’arrive de sécher les cours pendant quinze jours pour faire des petits boulots qui permettent d’acheter les médicaments ».


Pourtant, dans ces villages meurtris, les taux de réussite au bac sont de 64 % classant Relizane parmi les meilleurs du pays. Cette rage de vivre me bouleverse, et rencontrer ce que je croyais des fantômes des années de terreur me guérit quelque part de mon traumatisme. Sur le chemin du retour, tandis que Mélanie dribble les nids-de-poule de cette autoroute made in China, je slalome moi aussi entre les ruines de mes cauchemars pour y implanter ces visages et ces paroles de survivants, de vivants. Sur le chemin du retour, je décide de reprendre un projet de roman que j’avais abandonné. Ça parle des années 1990 et j’avais toutes les peines à le reprendre, tant j’avais peur de réveiller mes traumas. Je n’avais pas d’armes pour les affronter. Maintenant, si.


Adlène, juillet 2010
Octobre 2007. Le ministère de l’Intérieur rapporte au Comité des droits de l’homme des Nations unies qu’il ne reste plus dans le pays aucune personne déplacée interne, car toutes étaient réentrées chez elles. En réalité́, une partie des familles ayant fui leur village dans les années 1990 vivent toujours dans des bidonvilles et baraquements autour des villes.

EXTRAIT III

Alger-Oran

Vue sur Oran. LIONEL VIROULAUD

guillemet


Tous les Oranais le disent : l’ouverture de l’autoroute est-ouest a changé leur vie. Le temps passé sur la route à relier Alger et Oran a été divisé par deux, un peu comme l’espérance de vie. Au lieu de mettre huit heures pour parcourir 400 kilomètres, on n’en met plus que... quatre. C’est encore beaucoup, mais compte tenu de l’état de la route, construite en grande partie par les Chinois et donc déjà défoncée, dégoudronnée, parsemée de bosses capables d’envoyer une voiture dans le décor si elle dépasse les 100 km/h, arriver en vie et cela, au bout de seulement quatre heures, est un exploit en soi. Et une alternative moins aléatoire que l’avion qui mobilise aussi le voyageur pendant quatre heures minimum, Air Algérie ayant, dans le meilleur des cas, toujours une heure de retard sur l’horaire promis. Il peut arriver également — expérience vécue — en cas de mauvais temps, que l’avion une fois arrivé à Oran décide de faire demi-tour sur Alger.


Tous les Oranais vous le diront aussi, le plus sûr moyen d’arriver en vie à Oran, c’est de voyager en train, par ailleurs une grande aventure humaine. Car dans le « rapide » — qui ne porte pas si bien son nom puisqu’il met tout de même cinq heures pour arriver à destination — le temps s’est arrêté. À en juger par le cuir caramel des fauteuils de la 1re classe, la coupe de l’uniforme bleu marine de l’hôtesse et les néons dont les derniers encore en état de fonctionner clignotent douloureusement pour signifier leur extinction prochaine, il s’est même arrêté quelque part dans les années 70. Avant même que le train ne démarre, les voyageurs se livrent à des dialogues surréalistes.


- Madame, vous n’avez pas respecté le numéro de votre siège !
– je suis en première classe, peu importe le numéro ! On n’est pas en France ici, on se fiche de la loi ! »


Ne comptez pas sur le personnel pour arbitrer. Aux protestations de voyageurs accablés de chaleur, le contrôleur confirme, d’un air fataliste : « oui, il fait chaud ». L’hôtesse, qui pousse son vieux chariot qui tangue au milieu des enfants qui courent en hurlant, ne prend même plus la peine de dire « bonjour » et « merci » en proposant du café ou du thé dans un thermos, des jus et des sandwichs promesses d’intoxication alimentaire.


De temps en temps, un tunnel plonge le wagon dans le noir pendant que les derniers néons agonisent. De temps en temps aussi, le conducteur s’arrête au milieu de la voie et à coup de klaxons rageurs, s’emploie à dégager les moutons qui ont choisi de brouter sur le passage du train. La construction anarchique des années 90 s’est organisée en partie de chaque côté des rails si bien que les habitants et les troupeaux ont littéralement investi le parcours, et qu’aux abords des villages traversés, le train est souvent accueilli par une pluie de projectiles dont le bruit, semblable à un déluge de grêle sur de la tôle, pétrifie toujours les passagers.


Par la fenêtre, les wilayas (préfectures) défilent les unes après les autres : Alger et ses bidonvilles, ses eucalyptus, ses paysages de guerre de zones industrielles désaffectées et de fermes abandonnées, Blida et ses parcelles d’arbres fruitiers et ses montagnes ceinturant l’Algérois, jadis maquis du sanguinaire GIA, Ain Defla et ses collines jaunies par la sècheresse, Chlef et ses plaines toutes aussi arides, Relizane et ses champs de melons, Mostaganem et son paysage de sebkhas (lacs salés), Mascara et ses vignes. Le point commun entre toutes ces villes du nord où sur 2 % du territoire s’entassent 40 % de la population : une même architecture de villas en béton dont la construction a été arrêtée, pointant vers le ciel les tiges en fer de terrasses qui ne viendront jamais, déjà envahies par la végétation et le linge qui sèche. À condition de résister aux sursauts du train et au couinement de la carlingue qui agissent comme une berceuse, et en été, à la chaleur dont la poussive climatisation ne viendra jamais à bout, le train est un guide fabuleux de l’Algérie d’aujourd’hui.


Mélanie, juillet 2010
Octobre 2015. Un appel d’offres a été lancé pour la construction d’une ligne de chemin de fer reliant In Salah à Tamanrasset ainsi que des voies joignant Touggourt et Laghouat à Hassi-Messaoud et Laghouat à Djelfa.

ENTRETIEN

Adlène Meddi : « En Algérie, c’est le flou total »

Les auteurs vus par BACHIR BELHADJ
 
Bio Express
1975 
Naissance de deux banlieusards, Adlène dans celle d’Alger, le 16 août  Mélanie dans celle de Paris, le 25 octobre.
1999 
La décennie noire n’est pas finie, Adlène intègre la rédaction du Chroniqueur, qui rassemble des légendes vivantes de la presse algérienne. De l’autre côte de la Méditerranée, Mélanie participe à la création de La Gazette de Nîmes, un city magazine qui en inspirera plus d’un en France.
2000 
Mélanie décroche le Prix Jeune Journaliste Fondation Varennes  Adlène passe trois mois à l’Académie militaire inter-armes de Cherchell.
2006 
Adlène rentre de la guerre du Liban. Il croise Mélanie, en stage à El Watan. Ils se détestent au premier regard. Mais Mélanie a le coup de foudre pour Alger, elle décide de s’y installer.
2008 
Parution de La prière du Maure, roman noir de Adlène. Mélanie s’ennuie. Elle commence à cogiter à l’idée d’un magazine
2009 
Mélanie et Adlène lancent El Watan Week-end, la version magazine du quotidien francophone.
2011 
Naissance de Nedjma-Marie en plein Printemps arabe.
2013 
Mélanie et Adlène parrainent la première année de la prestigieuse Ecole de journalisme de Lille.
2014 
Ils lancent elwatan2014.com, un site éphémère lancé pour la couverture de l’élection présidentielle d’avril 2014. Le site reçoit le prix du meilleur site algérien d’information.
2016 
Jours Tranquilles à Alger, leur premier livre à quatre mains, sort en France. Adlène finalise son prochain polar, Mélanie sort avec l’historienne Malika Rahal un texte dans Horizons Magrébins, « Démocratie, révolution et sortie de guerre au Maghreb 
Dans « Jours tranquilles à Alger », vous mettez le doigt sur le conservatisme qui paralyse la société algérienne. Qui en est responsable selon vous ?
Depuis une décennie, nous assistons à la montée d’un conservatisme qui a plusieurs sources. Après la fin de la guerre civile, l’État algérien est entré en concurrence avec les islamistes sur le terrain de la pratique sociale de la religion en se montrant plus musulman que l’imam. D’un autre côté, les violences des années 90 ont provoqué le déplacement dans les grandes villes d’une population rurale qui a ramené avec elle son mode de vie, d’habillement, d’attitudes et de pensée. Résultat : la vitalité d’Alger a été doublement prise en otage. On peut avancer qu’aujourd’hui Alger est presque morte, surtout en ce qui concerne la vie nocturne.


Vous avez réussi quand même à extraire une certaine poésie de cette situation que vous qualifiez d’absurde ?
Il faut savoir que le quotidien d’Alger est ubuesque avec une confrontation quotidienne des gens avec la bureaucratie, le conservatisme, les pannes d’eau… Mais Alger reste une ville qui a du caractère. Elle ressemble plus à Tanger dans son côté intrigue. C’est une ville de pirates au sens culturel du terme. Par ailleurs, sa lumière et son climat font qu’on s’y attache rapidement. Mélanie, après plusieurs passages dans des villes du Maghreb et du Moyen-Orient, a décidé de s’y installer, parce que c’est une ville attachante qui vous donne envie de comprendre l’intrigue qui s’y déroule.


Comment vident les Algériens cet immobilisme de la société ?
Cet immobilisme trouve sa source dans un extraordinaire anachronisme entre deux générations d’acteurs. Il y a d’un côté un « État Papa » qui croit bien faire en construisant les infrastructures et en voulant bien faire, mais, toujours selon un mode de pensée dépassé et avec des réflexes d’un socialisme désuet. D’un autre côté, il y a une société inscrite dans le 21e siècle, qui a embrassé une forme de modernité certes incomplète, mais indéniable. Cette société dynamique qui regarde ce qui se passe ailleurs dans le monde, contourne le paternalisme de l’État avec beaucoup d’inventivité et trouve des solutions pour s’en sortir dans son quotidien. La confiance est ébranlée depuis longtemps entre les Algériens et les apparatchiks qui ont consommé l’élite du pays qui, pourtant, a été formée dans les meilleures écoles algériennes et étrangères, mais qui s’est faites consumer par l’appareil absurde de l’État.


Comment les Algériens appréhendent-ils la crise institutionnelle et politique qui se profile avec la disparition du président Abdelaziz Bouteflika ?
La lucidité est le maitre mot puisque pour la plupart des gens pensent qu’avec le remplacement de l’actuel président va s’inscrire dans la continuité du système. Cependant, la donne a changé à cause de la fente de la manne pétrolière. En effet, l’État s’apprête à sauver ses finances sur les dos des Algériens en augmentant le prix des carburants, ainsi que les impôts et la TVA. Ces mesures risquent de très mal passer auprès d’une population déjà poussée à bout.


Paradoxalement, les cadors du système ne prennent même pas la peine de communiquer sur la crise économique et institutionnelle pour proposer des solutions ou faire de simples promesses pour rassurer la population.


Existe-t-il un réel risque d’instabilité du pays ?
C’est le flou total et les gens sont tiraillés entre une volonté de provoquer le changement et un état qui exerce un chantage sécuritaire en prétendant qu’un éventuel mouvement de la rue va plonger le pays dans le scénario libyen ou syrien.


Qu’en est-il du rôle de la société civile et la presse algérienne pour gérer cette confrontation qui se profile ?
La société civile est très active, mais son action reste limitée. Quant à la presse, elle a connu l’entrée d’un nouvel acteur. Il s’agit des oligarques qui viennent de la sphère des affaires et qui ont investi massivement dans les médias sous prétexte d’injecter de la fraicheur dans ce secteur sclérosé et affaibli par des années de lutte pour arracher des marges de liberté. Or, ces nouveaux acteurs des médias ont une démarche vicieuse et se trouvent tiraillés entre l’affairisme et la volonté de créer un produit qui obéit aux standards médiatiques traditionnels.


Adlène Meddi, Mélanie Matarese.
Jours tranquilles à Alger, Ed. Riveneuve, 205 p,
30 juin 2016, 15 €.


Heureusement, il existe une nouvelle génération d’acteurs qui a investi le Net et qui veut créer une presse de proximité plus ancrée dans les affaires régionales. Ce qui me laisse optimiste quant à l’avenir de la presse en Algérie.

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Par @HichamMood
Le Desk Grand angle