ParcoursLes multiples visages de Nasser Zafzafi, figure mutante du « hirak »

Ce qui frappe d'abord, c'est son débit : quand Nasser Zafzafi, l'insurgé du Rif, prend la parole, il ne la lâche plus. C'est un flot ininterrompu, un torrent d'accusations contre l'Etat « corrompu » au Maroc ou « l'arbitraire du makhzen »
L'homme s'est imposé en sept mois comme le visage de la contestation populaire dans le Rif, un « personnage étonnant et détonnant » devenu une « icône » dans sa région natale, selon l'hebdomadaire TelQuel.
Plusieurs milliers de personnes ont manifesté mardi soir à Al Hoceima, dans le nord du Maroc, pour réclamer la libération de ce chômeur de 39 ans, arrêté lundi par la police pour « atteinte à la sécurité intérieure ».
Fin octobre 2016, quand la mort atroce à Al Hoceima d'un vendeur de poisson, broyé accidentellement dans une benne à ordures, choque le pays, « je n'étais qu'un simple militant sur les réseaux sociaux », racontait Zafzafi début mai dans une interview à l'AFP.
A ses débuts, il a du jouer des coudes pour éliminer ses adversaires du mouvement et se montrer, notamment face à la presse étrangère qui l’a monté en épingle sous ses meilleurs atours. « Ce qui est arrivé à Fikri (le poissonnier broyé dans une benne à ordure) nous touche nous aussi : si nous nous taisons aujourd’hui, cela continuera. Voilà pourquoi il faut sortir pour arrêter ça », assurait Nasser Zafzafi lors d’un entretien avec El Español début janvier. Un discours qui a plu aux jeunes de sa ville dont il a fait l’épicentre de la fronde rifaine, parvenant très vite à mobiliser des foules de milliers de manifestants
Mâchoire carrée, cheveux ras et tête de rugbyman, cet ex-videur et gérant d'une boutique de téléphone portable qui a mis la clé sous la porte, vit alors chez ses parents, dans un quartier populaire d'Al Hoceima.
« Ca a été comme un déclic pour moi. J'étais militant virtuel sur le net, j'ai décidé d'aller manifester dans les rues », expliquait-il.
Entouré d'une poignée de fidèles, Zafzafi recevait dans le modeste salon familial, devant une petite bibliothèque d'ouvrages surtout religieux, où trônent les portraits d'Abdelkrim el-Khattabi, vainqueur du colonisateur espagnol et fondateur de l'éphémère république du Rif.
Zafzafi a tenu ici beaucoup de ses « conférences de presse » quasi-quotidiennes, de longues tirades en tarifit (berbère rifain) diffusées en direct sur les réseaux sociaux.
Il avait également l'habitude de rencontrer les quelques journalistes de passage à l'étage d'un fast-food voisin fréquenté par les ados du quartier, dans une ville de 56 000 habitants où à peu près tout le monde se connaît.
« Belliqueux » ou « pacifique » ?
Mais pour comprendre le phénomène Zafzafi, il faut surtout l'avoir vu haranguer la foule, lors des manifestations du hirak (la mouvance, comme il a baptisé son mouvement).
Quand juché sur le toit d'une voiture, il faisait « jurer devant Dieu fidélité au Rif » à des centaines, voire des milliers de jeunes hommes main levée, reprenant d'une seule voix des slogans enflammés. Ou comment, dans ses diatribes contre le Makhzen, il se faisait le charismatique porte-drapeau de la colère populaire.
Dans ses discours en forme de réquisitoire, tout le monde en prend pour son grade : l'Etat, l'administration locale, les élus, les partis, la société civile... Même le roi, « comptable du bien-être de ses concitoyens », n'est pas épargné. En réponse à la contestation, l'État avait relancé ces dernières semaines tout un catalogue de projets de développement pour la région, érigée en "priorité stratégique", tout en disant vouloir "favoriser la culture du dialogue", mais lui, inflexible ne l'entend pas de cette oreille.
« Nous posons une simple question, essentielle : pourquoi l'Etat laisse le Rif enclavé et sous-développé », tentait de résumer Zefzafi, dans son entretien à l'AFP.
Très populaire dans sa ville parmi les jeunes - qui le saluent ou l'alpaguent à tous les coins de rue-, il est cependant « loin de faire l'unanimité, et est très critiqué par l'élite locale pour ses outrances », estime un militant associatif.
On lui reproche ses surenchères, ses insultes ou son refus du dialogue. On l'accuse d'avoir fait le vide autour de lui, de ne tolérer quiconque pourrait lui faire de l'ombre, excommuniant à coup de mises à l'index les « traîtres » supposés au hirak.
Les mobilisations se sont alors succédé presque sans interruption à Al Hoceima et dans les villages alentours. Le soutien d’autres villes comme Nador et Tanger, mais c’est celui de certaines villes européennes qui a pris le relais faisant déborder la fronde à l’international. Les émigrés rifains se sont réunis à plusieurs occasions devant les ambassades et consulats du Maroc à Madrid, Barcelone, Amsterdam, Bruxelles... De fait, certains accusent le mouvement d’être financé depuis la Hollande, où ont émigré de nombreux citoyens du Rif ou de cacher, dans l’ombre, des motivations politiques inavouées.
L’accusation qui a très tôt été véhiculée par certains médias très critiques à l’endroit du hirak, a été officialisée par des politiques, mais aussi par les services de renseignement et enfin par la procureur du roi à Al Hoceima qui a ordonné l’arrestation de Zafzafi et nombre d’activistes pour « atteinte à la sûreté de l’Etat ».
Nasser Zafzafi s’est toujours défendu d’être téléguidé de l’étranger ou de servir des « agendas séparatistes » : « nos mains sont propres de toute marque politique. Ce qui nous guide, c’est la conviction d’aller avec force et détermination vers le changement. Voilà notre élan, et il n’y a là aucune influence politique ni intérêt étranger comment veulent le faire croire les appareils du Makhzen, au travers d’associations qui obéissent à ses ordres, parce que nous avons rejeté ces partis ou associations nées dans le giron de ce régime dictatorial ». Le caractère fortement identitaire du mouvement qui n’a pas réussi à faire tâche d’huile dans le pays pour cette raison est pourtant indéniable.
Un discours identitaire et religieux
Ses citations répétées du Coran, son discours identitaire teinté de conservatisme interrogent, quand il s'en prend par exemple, au détour d'une salve contre des projets touristiques, aux « étrangers qui amèneront la prostitution et l'alcool ». Il avait interrompu le prêche de l'imam lors de la prière du vendredi à la mosquée Mohammed V d'Al Hoceima. Selon le mandat d'arrêt le visant, il est accusé d'avoir « insulté le prédicateur », « prononcé un discours provocateur » et « semé le trouble ». On sait aujourd'hui que le discours officiel très politisé de l'imam accusant le hirak de semer la fitna est en grande partie responsable de l'embrasement qui s'en est suivi...
Mais l'acte de Zafzafi, filmé par ses partisans a montré un nouveau visage peu amène du meneur qui avait réussi à cristalliser autour de sa personne toutes les revendications des populations de la région, versant dans un populisme débridé, accusant pêle-mêle l'Etat, le festival Mawazine etc. de mener une politique de "dépravation" en accueillant des touristes moyen-orientaux qui "viennent violer nos filles".
Un média pro-pouvoir dresse un « portrait psychologique » bien peu amène : « rigide, belliqueux, à la tendance paranoïaque, en manque de célébrité, et emporté par l'ivresse de son moi... ». Il dénonce son discours fait « de populisme, de victimisation, de violence verbale » et « de plus en plus de références religieuses pour crédibiliser ses litanies ». Une campagne de dénigrement sur les réseaux sociaux a tenté d'asseoir cette image ambivalente mêlant vie privée à l'occidentale et posture rigoriste, voire islamiste d'un personnage manifestement en pleine mutation de personnalité.
Pour Zafzafi, « il s'agit de s'opposer pour exister », analyse TelQuel. Les militants soulignent le caractère « pacifique » du hirak, un leitmotiv de Zafzafi jusqu'aux dernières heures ayant précédé son arrestation. Des associations de défense des droits de l'Homme rappellent de leur côté le caractère légitime de ses revendications.
Zafzafi aujourd'hui en prison, la question est autre maintenant : le hirak survivra-t-il à l'arrestation de son héros ?