Le bloc notes de la rédaction

Naïma Samih, la voix qui chantait nos blessures
Il y a quelques semaines, une vidéo refaisait surface sur les réseaux sociaux. On y voyait Naïma Samih sur une scène en Tunisie, debout face à une marée humaine qui lui rendait la réplique en chantant à sa place Jrit ou Jarit. La voix de Naïma, d’ordinaire si impérieuse, s'était faite douce, presque en retrait, comme si elle écoutait pour la première fois l’écho de son œuvre. Elle esquissait un sourire timide, surprise et bouleversée par l’amour de ce public qui lui rendait hommage de son vivant. Une poignante prémonition. Quelques jours plus tard, le Maroc pleurait la disparition de l'une de ses plus grandes icônes de la musique marocaine moderne, emportée par la maladie à 72 ans.
De Derb Sultan à l’éternité
Née en 1953 dans le quartier de Derb Sultan à Casablanca, Naïma Samih a grandi dans une famille modeste. Le quartier résonne des sonorités de la musique populaire, des chants traditionnels que l’on fredonne dans la rue et des voix poignantes diffusées par la radio nationale. Elle est encore enfant lorsqu’elle comprend que sa voix est différente. Son timbre rauque, profond, semble contenir en lui la douleur et la passion du monde. Mais dans un foyer où l'on peine à joindre les deux bouts, il n'y a pas de place pour les rêves. L’école s'arrête très tôt pour elle, et Naïma doit apprendre à coudre pour subvenir aux besoins des siens. Pourtant, chanter est une évidence. Elle le fait en cachette, puis en famille, et bientôt devant un cercle plus large. Ses proches sont bouleversés, conscients qu’ils sont en présence d’une voix qui ne peut rester anonyme.
C'est le hasard et l'insistance de ses proches qui la poussent à tenter sa chance dans Mawahib, une émission de découverte de talents animée par Abdelkader Rachdi. Elle a 19 ans, elle monte sur scène, et soudain, le silence s'installe. La puissance de sa voix, sa façon unique d'habiter chaque mot, figent le public. À la fin de sa prestation, la salle explose. Le Maroc vient de découvrir une chanteuse qui ne ressemblera à aucune autre.
Elle travaille alors avec les plus grands compositeurs du pays, notamment Mohamed Abdessalam, Abdelkader Ouahbi et Abdelkader Rachdi. Avec eux, elle enregistre ses premières chansons marquantes, mais c'est Yek a Jarhi qui fera d’elle une star. Ce titre poignant, où elle chante la douleur d'une blessure qui refuse de guérir, résonne instantanément dans les cœurs marocains. « Elle n’interprétait pas, elle vivait ses chansons », raconte Atik Benchiguer. Pour l’animateur et journaliste qui l’a interviewée à maintes reprises, Naïma Samih est un cas à part à bien des égards. Son timbre rauque, puissant, mais chargé d’émotion, reste sans équivalent au Maroc. Selon lui, de nombreuses chanteuses ont tenté de suivre son sillage, mais aucune n’a jamais pu imiter cette sensibilité unique, cette manière si singulière de porter les chansons et de leur donner une nouvelle dimension.
Même si cette chanson a marqué sa carrière, elle n'était pas une chanteuse à un seul titre. El Bahara en témoigne. C'est l’une des chansons les plus poignantes de Naima Samih, grande voix de la musique marocaine. Sortie dans les années 1970, cette mélodie intemporelle évoque avec une rare intensité les tourments de l’âme et l’appel du large. Le titre, qui signifie « les marins », est une véritable complainte portée par une interprétation bouleversante.
Dès les premières notes, Naima Samih instaure une atmosphère profondément mélancolique, sa voix s’élevant avec une puissance et une émotion qui rappellent les chants du blues. À chaque répétition de « Bahar », sa voix semble convoquer une douleur enfouie, comme un cri retenu qui se libère progressivement. C’est cette intensité qui rend la chanson si envoûtante, si vivante, et qui lui a valu d’être ancrée dans la mémoire collective marocaine.
Mais El Bahara n’est pas son seul chef-d’œuvre. Naima Samih a aussi marqué les esprits avec Ala Ghafla, une autre chanson poignante qui traite du temps qui passe et de la surprise du destin (Ala Ghafla pouvant se traduire par « À l'improviste »). Ce titre, porté par des paroles empreintes de nostalgie et une mélodie délicate, met en valeur son timbre si expressif et cette capacité unique à transmettre les émotions les plus profondes.
Avec ces chansons, Naima Samih a su capter l’essence des sentiments humains, mêlant l’amour, la tristesse et l’espoir dans un style qui lui est propre.Ses chansons, bien plus que de simples ballades romantiques, ont une dimension universelle. Naïma Samih s'empare des problèmes de la société, de la douleur humaine, pour les transformer en maux partagés. Elle donne une voix aux anonymes, aux oubliés, aux femmes et aux hommes qui cherchent une raison d'espérer. Son talent réside dans cette capacité à rendre personnels les drames collectifs, à donner à chacun l'impression qu'elle chante pour lui seul.
Yek a Jarhi ne tarde pas à traverser les frontières. Elle devient une référence en Tunisie, au Liban, en Égypte et en Syrie, un exploit rare pour une chanteuse marocaine à une époque où le monde arabe reste dominé par les stars orientales. Dès ses débuts, elle s’impose comme une référence incontournable et son influence ne s’arrête donc pas aux frontières du Maroc. Elle devient une véritable ambassadrice de la chanson marocaine dans le monde arabe, aux côtés de figures telles qu’Abdelwahab Doukkali. Si des chansons comme Mersoul Lhoub de Doukkali ou les titres de Bahija Idrissi avaient amorcé une ouverture du répertoire marocain vers l’Orient, c’est Yek a Jarhi qui a véritablement fait résonner la musique marocaine au Machrek. Elle s’impose dans des pays où la chanson marocaine peinait jusqu’alors à s’imposer face aux mastodontes de la musique orientale. Naïma Samih elle-même s'étonne de son succès au Moyen-Orient.
Lorsqu'elle se produit en Tunisie ou en Égypte, elle est bouleversée d'entendre des foules reprendre ses refrains. « Je ne savais pas que mes chansons avaient voyagé aussi loin », confiait-elle avec une humilité déconcertante. Sa musique, pourtant enracinée dans la langue et la culture marocaines, parle à tous. Elle touche des cœurs bien au-delà des frontières, preuve qu'une voix sincère n'a pas besoin de traduction. Atik Benchigher est persuadé d’ailleurs que si ses chansons avaient été traduits en anglais ou en français, la diva marocaine aurait conquis le monde.
Naïma Samih ne se contente pas d'un seul registre. Son talent s’exprime dans des répertoires variés. Elle chante le Malhoun et la Aita avec une intensité bouleversante, mais se laisse aussi séduire par le khaliji, cette musique du Golfe si rigoureuse dans son phrasé et sa diction. « Elle pouvait tout chanter », assure Atik Benchiguer. Waguef, sa chanson en arabe du Golfe, en est une preuve éclatante. Peu importe la langue ou le style, la chanteuse préférée de Hassan II s’approprie chaque note, chaque inflexion, avec une facilité déconcertante.
Jrit ou Jarit : une vie entre ombre et lumière
Sur scène, elle transcende ses chansons, des chansons qu’elle sort toujours des tripes. Latefa Ahrare, directrice de l’ISADAC et actrice qui l’avait invitée au Festival Volubilis, se souvient que Naïma Samih était une grande dame, pleine de charme, de tact et de finesse. Modeste et attentionnée, elle était l’opposé du personnage public que l’on imagine souvent attaché à son image et à son succès. Latefa Ahrare se remémore d'un soir où elle a donné un concert devant un public immense. « Elle avait une aura unique, une présence qui captait tous les regards. Ce soir-là, elle a eu un malaise sur scène à cause d’une tension trop faible. Mais elle n'a rien laissé paraître. Elle a pris son médicament discrètement et a continué, comme si de rien n'était. Une artiste immense, jusqu’au bout ».
Le succès la rattrape, mais Naïma Samih ne cherche pas la lumière. « Elle n'a jamais couru après la gloire, c'est la gloire qui l'a trouvée », raconte Atik Benchiguer. Elle est restée une femme simple, généreuse, étrangère aux jeux de pouvoir de l'industrie musicale. Elle n'était pas faite pour ce monde, et c'est sans doute ce qui la rendait si unique. L’animateur se souvient d’une femme dont la générosité était touchante : « Elle donnait tout ce qu’elle avait. Il suffisait de lui dire qu’un tableau était beau ou qu’un bijou lui allait bien pour qu’elle vous le donne. Elle donnait sans compter, comme sa façon de chanter ».
Abdellah Mountassir, animateur de Medi 1 TV, se rappelle d'une artiste toujours à l'écoute des jeunes talents : « Elle écoutait mon émission et me téléphonait souvent. Elle voulait parler des jeunes artistes, me dire qui était prometteur, qui devait continuer. Elle n'avait pas besoin de reconnaissance, elle voulait juste encourager. Elle était une protectrice de l'ombre ».
Le chanteur Malek témoigne également de cette générosité : « Quand on se voyait, elle me disait ana tan mout a3lik ! Elle était une marraine. Elle m’a beaucoup encouragé à mes débuts, même si je faisais une musique radicalement différente de la sienne. Elle avait cette ouverture d’esprit extraordinaire, comme tous les grands artistes, comme tous les géants... Je l’admirais énormément, autant artistiquement que sur le plan humain ». En 2008, Malek lui demande de participer à la chanson collective Lik, au profit des personnes en situation de handicap : « Elle n’a pas hésité une seconde. Elle a été là et je ne l’oublierai jamais ».
Son retrait de la scène n'est pas un caprice, mais une décision mûrie. En 2012, alors qu'elle chante à Mawazine, l'appel à la prière d'Al-Asr retentit. Elle y voit un signe. « C'est le moment de s'isoler », murmure-t-elle à Mountassir en plein plateau avant son spectacle. Ce concert sera son dernier. Elle quitte la scène avec pudeur, loin des projecteurs, mais laisse une empreinte indélébile. Ses chansons, elles, ne s'éteindront jamais.
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