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Grand angle

Dispositifs médicaux: prix injustifiés et cafouillage administratif

14.07.2023 à 22 H 48 • Mis à jour le 18.10.2023 à 21 H 17 • Temps de lecture : 15 minutes
Par
ENQUÊTE.
Sur le marché des soins de santé marocain, les prix vertigineux des dispositifs médicaux, supportés en majorité par les patients, soulèvent de nombreuses questions. Ces outils essentiels, du bloc opératoire au domicile, révèlent une complexité sectorielle engendrée par la multitude des acteurs, une fiscalité conséquente, un engrenage bureaucratique et une carence en production locale, infligeant ainsi des coûts exorbitants. Les réponses

Dans les pays jouissant d'une couverture médicale universelle, le malade peut se focaliser pleinement sur sa convalescence, libéré des contraintes financières. Au Maroc, même les citoyens protégés par l'Assurance maladie obligatoire (AMO) se trouvent confrontés à une double épreuve. Outre la lutte contre leur affection, ils doivent également s'alarmer d'une facture qui pourrait s'avérer prohibitive. Cette situation préoccupante s'explique par le coût des médicaments, surpassant parfois ceux en vigueur en France ou en Belgique, et par le prix des dispositifs médicaux. Ces derniers, bien qu'accessibles sur le marché, demeurent malheureusement hors de portée pour une majorité de la population. Les raisons de cette impasse sont nombreuses, et les solutions ne sont, hélas, pas aisément identifiables.


Une petite définition pour commencer : par dispositif médical (DM), on entend, selon la loi 84-12 régissant ce domaine, « tout instrument, appareil, équipement, matière, produit ou autre élément, qu'il soit utilisé seul ou en association ». Cette définition englobe également « les accessoires et les logiciels qui contribuent à son fonctionnement. Leur usage est spécifiquement destiné à des fins de diagnostic et/ou de thérapie, selon l'intention du fabricant ». Bref, un DM peut revêtir diverses formes, allant d'un objet aussi simple qu'une seringue à un équipement aussi sophistiqué qu'un appareil d'Imagerie par résonance magnétique (IRM).


Des dispositifs médicaux aux prix salés


Devant la variété des dispositifs médicaux, un constat fait l'unanimité parmi les professionnels de la santé, les dirigeants des caisses en charge de l'AMO, les citoyens, et les représentants des consommateurs : le prix de ces appareils reste considérablement élevé, même en le comparant à celui de pays développés dont le PIB par habitant surpasse de loin celui du Maroc.


« Le citoyen marocain paye les dispositifs médicaux à des prix exorbitants comparés à ceux d'autres pays, y compris les plus développés. C'est un fait, et l'État doit intervenir pour réguler ce secteur et mettre fin à cette injustice dont le prix est payé par le consommateur final », tonne Wadie Madih, président de la Fédération nationale des associations du consommateur (FNAC), contacté par Le Desk.


Un distributeur de dispositifs médicaux à Casablanca. Crédit: Mustapha Razi / Le Desk


Ce même constat est étrangement partagé par les professionnels des DM. « Les citoyens dénoncent, à juste titre, les tarifs parfois excessifs des dispositifs médicaux. Nous-mêmes reconnaissons cette réalité », affirme sans ambages Anwar Yadini, président de l'Association marocaine des professionnels des dispositifs médicaux (AMPDM). Il continue sur cette lancée : « En mettant en parallèle le prix de vente de certains dispositifs médicaux entre un pays de l’Union européenne et le Maroc, on constate aisément un écart qui peut aller jusqu'au double. C'est un fait, et il est inacceptable ».


Santé sacrifiée pour les finances publiques


Si ce représentant des spécialistes en DM considère cette situation comme « inacceptable », c'est qu'il en attribue la responsabilité à d'autres facteurs. « Les acteurs de ce secteur sont accablés par les taxes excessives, ainsi que par les droits de douane qu'ils sont contraints de s'acquitter pour chaque dispositif importé de l'étranger », clarifie-t-il d'emblée. Un focus sur la structure des prix des DM permet d'appréhender la situation plus distinctement.


Chaque appareil importé impose aux professionnels du secteur de s'acquitter de la TVA, dont le taux est fixé à 20 %, contre 7 % pour les médicaments. Par ailleurs, il convient de prendre en compte les droits de douane qui fluctuent entre 2,5 et 40 %, sauf dans le cas où le produit est exonéré dans son pays d'origine. « Il est déraisonnable d'imposer des droits de douane de 40 % à des produits qui ne sont pas fabriqués localement », insiste fortement Yadini.


Pour illustrer davantage, prenons le cas du fil chirurgical, un outil indispensable au bloc opératoire et aux services d'accueil des urgences. Si le prix d'achat auprès des fabricants est de 100 dirhams (DH), il coûte, après l'application de la TVA et des frais de douane, 172 DH. Ceci n'inclut pas la marge appliquée par les professionnels du secteur, ni les autres frais additionnels (transport, stockage, livraison, etc.), explique notre interlocuteur.


La structuration du prix du fil à suture depuis son importation de France jusqu'à sa vente au détail au patient marocain. Infographie: Mohamed Mhannaoui / Le Desk


Les arguments du représentant des professionnels des DM n’ont pas su ébranler les convictions de Wadie Madih. Pour ce dernier, l'élément essentiel demeure « le rapport final entre le commerçant et le consommateur ». Un rapport caractérisé par « une surprofitabilité du premier », conséquence d'« un prix prohibitif imposé sur les dispositifs médicaux ».


En ce qui concerne le fond de l'argument, le représentant des consommateurs perçoit la taxation de ces produits comme « une démarche ordinaire ». Il apporte néanmoins une nuance en distinguant les DM essentiels pour la santé des citoyens, qui « doivent être taxés au même titre que les médicaments, c'est-à-dire à 7 % », des produits industriels. Ces derniers « doivent se conformer aux mêmes dispositions de la loi et être taxés comme tous les autres produits industriels », précise-t-il en mettant l'accent sur le fait que l'« exonération de la TVA pour un certain nombre de médicaments et la réduction des taux d'imposition sur les produits pharmaceutiques représentent une exception qui ne doit pas être étendue aux autres produits moins vitaux pour la santé des citoyens ».


En fin de compte, c'est le patient, déjà affaibli par un pouvoir d'achat modeste, qui se trouve dans l'obligation d'acquitter un coût élevé pour des dispositifs qui s'avèrent nettement plus abordables de l'autre côté de la Méditerranée. « Même doté d'une couverture médicale, le citoyen assume entre 50 et 70 % du coût du dispositif médical », souligne Yadini.


Remboursement modeste pour une minorité de DM


Ce coût résiduel, que les professionnels de la mutualité désignent par l'expression anglophone « out of pocket », incombe directement aux patients. Pour Madih, cela « soumet à une tension considérable les finances des ménages, particulièrement dans un contexte national caractérisé par l'inflation et l'érosion du pouvoir d'achat ». La situation est d'autant plus préoccupante étant donné que « la plupart des dispositifs médicaux ne font pas l'objet d'un remboursement » par les deux caisses gestionnaires de l’AMO.


Un distributeur de dispositifs médicaux à Casablanca. Crédit: Mustapha Razi / Le Desk


Concordant avec cette analyse, Yadini précise que parmi une dizaine de milliers de dispositifs médicaux commercialisés sur le marché national, seuls 862 figurent sur la nomenclature de l'Agence nationale de l'assurance maladie (ANAM) de 2008, ce qui équivaut à une liste de produits remboursables. Il souligne : « Il s'agit de la première et unique nomenclature qui, à l'heure actuelle, est désuète. Il convient de noter que cette liste de dispositifs médicaux remboursables devrait être actualisée annuellement ».


Sollicitée par Le Desk, une source autorisée au sein de la Caisse nationale des organismes de prévoyance sociale (CNOPS), responsable de la gestion de l'AMO pour les fonctionnaires d'État, a révélé que l’organisme a engagé 150 MDH au titre de l'année précédente en remboursement des dispositifs médicaux. Ceci constitue entre 2 et 2,5 % des postes de prestations dans les dossiers remboursés. De son côté, la Caisse nationale de la sécurité sociale (CNSS), chargée de la gestion de l'AMO pour les employés du secteur privé, ainsi que pour les bénéficiaires de l'AMO Tadamon, a engagé plus de 57 millions de dirhams (MDH) dans le remboursement des DM, soit 1 % de ses postes de prestations, contre 32 % pour les produits pharmaceutiques.


CNSS et CNOPS : les acteurs clés de l'impasse ?


Qu'est-ce qui explique que les montants des remboursements soient si modestes ? Selon les responsables des deux caisses concernées, la liste des DM remboursables est établie par l'ANAM suite à une consultation des différentes parties prenantes du secteur, y compris les professionnels des DM. Par conséquent, les deux gestionnaires de l'AMO « ne sont en aucun cas responsables de cette situation ».


Toutefois, le point de vue des professionnels du secteur est fondamentalement différent. D'après Yadini, « La CNOPS et la CNSS s'opposent à l'introduction de davantage de DM dans la liste des produits remboursables. De plus, elles intensifient leurs efforts pour réduire les prix des dispositifs qui sont remboursés », a-t-il fermement soutenu. Il poursuit : « Cette situation est anormale étant donné que l'objectif principal des gestionnaires de l'AMO est de permettre aux citoyens d'accéder aux soins, et donc aux DM, plutôt que de se focaliser uniquement sur leurs équilibres financiers ».


Lorsqu'il évoque le « blocage » des caisses de gestion de l'AMO, Yadini fait référence aux travaux de la commission d'évaluation économique et financière des produits de santé, laquelle a initié une série de réunions à partir de 2014, à l'instigation de l'ANAM. Cette commission, réunissant différents acteurs du secteur sanitaire, avait pour objectif d'évaluer et de mettre à jour la liste des DM éligibles au remboursement dans le cadre de l'AMO.


« La commission a axé ses travaux sur les aspects scientifiques, c'est-à-dire le service médical rendu, et économiques, soit l'impact financier de l'intégration de nouveaux DM à la liste des produits remboursables, pour les caisses. Après quatre années de travail, seule une dizaine de DM a été intégrée à la liste », se rappelle Yadini. Il insiste : « le blocage provenait des deux caisses de gestion de l'AMO ».


Un DM, plusieurs prix !


D'autres éléments interviennent également dans la fixation du prix de vente des DM, notamment le libre jeu de la concurrence qui caractérise ce secteur. « Les tarifs des DM, ainsi que les marges bénéficiaires des professionnels du domaine, ne sont pas fixés par le ministère de la Santé et de la Protection sociale. Par conséquent, les acteurs de ce secteur ont toute latitude pour fixer leurs prix », souligne Wadie Madih.


En réalité, le ministère de la Santé avait entrepris une initiative en 2017 en publiant un arrêté destiné à fixer les prix des DM de classe III, qui comprend les produits coûteux et qui peuvent mettre en danger le pronostic vital des patients. Une avancée suivie d'un recul silencieux, puisque cet arrêté n'est jamais entré en application. Il s'agit d'une « bonne chose » pour les professionnels des DM, selon Yadini qui explique : « Lors des négociations, les acteurs avaient proposé des textes qui ne s'accordaient pas avec la réalité du marché et avaient imposé des marges dérisoires inférieures à 2 %. Ceci aurait dissuadé les opérateurs d'importer ces produits onéreux, ce qui aurait provoqué des ruptures de stock ».


Un fait, deux interprétations différentes. Selon une source proche du dossier, qui a préféré garder l'anonymat, le « rétropédalage » de la tutelle s'explique par « l'absence de révision par l'ANAM des montants de remboursement de plusieurs actes chirurgicaux dans lesquels ces DM sont utilisés. Il est incohérent de réviser à la baisse le prix du DM et de maintenir le même montant de remboursement de l'acte chirurgical, étant donné que ce montant couvre aussi l'achat du DM ». Les caisses gestionnaires de l'AMO seraient donc à l'origine de ce « rétropédalage ».


Libre concurrence : fléau ou bénédiction ?


L'absence d'un mécanisme régulateur et de fixation des prix des DM, ainsi que des marges des intervenants, a conduit à une intense concurrence entre les opérateurs du secteur dans un marché libéralisé. Selon les données transmises au Desk par l'Association marocaine des professionnels des dispositifs médicaux (AMPDM), la diversité des acteurs est marquée.


Dans le détail, ce secteur génère un chiffre d'affaires d'environ 3,5 milliards de dirhams (MMDH) et est représenté par trois types d'acteurs distincts. En premier lieu, les importateurs et les grossistes font partie du paysage, regroupant approximativement 1 000 d'entreprises. En parallèle, on dénombre environ 2 000 sociétés se consacrant à la distribution au détail, toutes enregistrées auprès de la Direction des médicaments et de pharmacie (DMP), à l'instar des importateurs et grossistes.


Le dernier groupe d'acteurs comprend les professionnels qui vendent non seulement des produits de santé tels que les cosmétiques et les produits de parapharmacie, mais aussi des dispositifs médicaux. On recense environ 7 000 points de vente appartenant à ce groupe. Cependant, contrairement aux deux premiers groupes d'acteurs, ceux-ci ne sont pas déclarés auprès de la DMP, ce qui les place dans le secteur informel.


Dispositifs médicaux. Un secteur fortement dérégulé et des acteurs agissant sans contrôle effectif des pouvoirs publics. Infographie: Mohamed Mhannaoui / Le Desk


Il convient de souligner que les opérateurs internationaux ne se trouvent pas en mesure d’accéder directement au marché marocain. Ces derniers se doivent impérativement de passer par l’intermédiaire d’un importateur de droit national ou créer une filiale marocaine. « L’enregistrement d’un DM au niveau du DMP implique une responsabilité civile qui ne peut être assumée que par les entités de droit national », explique le président de l’AMPDM.


Pour Wadie Madih, porte-parole des consommateurs, « la concurrence entre ces protagonistes doit s'inscrire dans la loyauté. Il est bien entendu légitime pour ces derniers de générer des bénéfices, mais ceux-ci doivent être réalisés dans l'intégrité et l’honnêteté ». Du côté de la présidence de l’AMPDM, l'on estime que la diversité des intervenants dans ce marché dérégulé contribue, indirectement, à une régulation des prix. Pour illustrer son propos, le président de l’AMPDM énonce : « Les sociétés qui s'aventureraient à augmenter les prix se retrouveraient sans débouchés, car d'autres acteurs, plus nombreux, se cantonneraient à des marges réduites à leur minimum ».


Le porte-parole des professionnels des DM déploie par ailleurs un autre argument pour étayer son propos : « Sur le marché local, les opérateurs qui bénéficient d'un contrat d'exclusivité sur un DM se font rares, de sorte que le même produit peut être importé par plusieurs intervenants. Cette situation renforce la concurrence entre ces derniers, qui, dans leur lutte pour obtenir des parts de marché, sont amenés à réduire leurs marges ».


 

« Made In Morocco » : clé de la souveraineté sanitaire


On l’aura compris, plusieurs facteurs et acteurs participent directement ou indirectement à la flambée des prix des DM. Ayant exposé ces causes, il est désormais pertinent d'aborder les éventuelles solutions susceptibles d'alléger le fardeau financier pesant sur les citoyens.


Le département dirigé par Khalid Aït Taleb étant toujours en quête d’une solution lui permettant de maîtriser les prix de ces dispositifs, les professionnels du secteur appellent à la révision du TVA et des droits de douane. « C’est le premier chantier à ouvrir avant de reprendre le débat sur les mécanismes de fixation des prix et des marges », avance Anwar Yadini.


En attendant, ce représentant des professionnels des DM souhaite bénéficier de la grande réforme du secteur de la santé, enclenchée en plein crise de la Covid-19, pour trouver des réponses pérennes aux différentes problématiques du secteur. En plus de la généralisation de la couverture médicale de base, ces acteurs tablent sur la nouvelle orientation de l’Exécutif vers le renforcement de la souveraineté sanitaire du pays pour lutter contre cette inflation des prix des dispositifs.


Un distributeur de dispositifs médicaux à Casablanca. Crédit: Mustapha Razi / Le Desk


« Ce chantier couvre à la fois la production locale des DM et puis l’ouverture à l’export étant donné que le marché national ne justifie pas d’avoir une production locale », a-t-il indiqué. Il a rappelé, dans ce même sens, les efforts déployés par le ministère de l’Industrie et du Commerce qui a mis en place une stratégie pour encourager les entreprises à fabriquer localement et à exporter. Cependant, d’un point de vue pratique, « les opérateurs du secteur qui se sont dirigés vers la fabrication rencontrent beaucoup de difficultés administratives pour l’obtention des différentes autorisations », note la même source.


En plus de la bureaucratie qui freine la production locale, ces acteurs font également face à la non disponibilité du foncier. « Le foncier n’est pas donné à tout le monde, même les zones industrielles dédiées au secteur ne sont pas accessibles », précise cet interlocuteur. Idem pour l’accès au financement. « On peut bénéficier d’un encouragement de l’État sous forme de subvention octroyées dans le cadre de la nouvelle Charte d’investissement. Toutefois, les mêmes subventions sont destinées à l’ensemble des secteurs », fait-il remarquer, avant de poursuivre : « Le gouvernement doit savoir qu’il s’agit d’un secteur stratégique pour la souveraineté sanitaire du pays, mais aussi pour la réussite du grand chantier de généralisation de la couverture médicale de base ».


Au terme de cette exploration, une chose demeure claire : le chemin vers une régulation équitable des prix des dispositifs médicaux est semé d'embûches, et les solutions ne sont pas toujours évidentes. Il appartient désormais aux acteurs concernés, dans le respect des règles de la libre concurrence et de l'intérêt des patients, de s'emparer de ces problématiques pour ouvrir de nouvelles voies d'innovation et de collaboration. Ainsi, peut-être qu'un jour, la santé ne sera plus une question de moyens et de remboursement, mais un droit accessible à tous.



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