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Grand angle

Histoire: Le Makhzen à l’épreuve des épidémies

24.04.2020 à 10 H 44 • Mis à jour le 24.04.2020 à 20 H 50 • Temps de lecture : 14 minutes
Par
POUVOIR & CALAMITES
Dans cette série inédite, l’historien et politiste Nabil Mouline propose de (re) penser l’histoire politico-religieuse marocaine à travers le prisme des épidémies et des famines qui ont ravagé le pays de manière cyclique depuis le Moyen Âge. Ce premier épisode décrypte comment les gouvernants ont réagi face à ces crises sanitaires de grande envergure. Ont-ils pris des mesures préventives pour les éviter ? En ont-ils tiré les leçons qui s’imposent ?

Depuis le Moyen Âge, les épidémies et les famines frappent le Maroc de manière cyclique. Entrainant de formidables dépressions démographiques et modifiant parfois en profondeur les comportements sociaux, certains de ces fléaux représentent des catastrophes majeures qui traumatisent durablement les populations et perturbent l’ordre politique. Comment les gouvernants ont-ils réagi pour faire face à ces crises sanitaires de grande envergure ? Ont-ils pris des mesures préventives pour les éviter ? Sont-ils venus en aide à leurs sujets pour atténuer le choc ? En ont-ils tiré les leçons qui s’imposent, notamment en mettant en place des politiques publiques efficaces ? Eléments de réponse.


Les fléaux, une donnée structurelle

Contrairement à une idée reçue, les catastrophes naturelles ne sont pas des phénomènes exceptionnels dans l’histoire du Maroc. Elles en constituent l’un des traits les plus généraux, les plus constants. Les épidémies – telles que la peste, la grippe, le choléra, la fièvre typhoïde – et les famines, dues essentiellement aux épisodes récurrents de sécheresse, aux invasions répétées des sauterelles, à l’archaïsme des techniques agricoles et aux guerres, se sont manifestées dans le pays environ 140 fois entre le milieu du 12e siècle et la fin du 19e siècle, soit une moyenne de 17,5 calamités par siècle. Si une bonne partie d’entre elles ont eu un impact limité dans l’espace et dans le temps, une trentaine au moins a sévi avec violence sur une longue durée et sur une vaste échelle géographique. Ces fléaux marquent tellement la mémoire collective qu’elles s’imposent comme de véritables repères historiques. Plusieurs années ont ainsi reçu des chrononymes : ‘am irni (l’année de l’arisarum), ‘am al-khabbiza (l’année de la mauve), ‘am al-sandouk (l’année de la boîte), ‘am al-yabsa (l’année de la sécheresse), ‘am khiha (l’année de la toux), etc. Autrement dit, les épidémies et les famines peuvent être considérées comme des faits sociaux totaux, c’est-à-dire des faits qui rassemblent et révèlent les différentes dimensions du corps sociopolitique, en l’occurrence marocain.


L’absence de mesures préventives

Les épidémies s’introduisent au Maroc principalement par la voix maritime à travers les ports du nord, notamment ceux de Tanger, de Ceuta et de Tétouan, ou par la voix terrestre à travers les circuits caravaniers en provenance de l’Algérie actuelle. Mais force est de constater que le pouvoir central, appelé Makhzen à partir du 16e siècle, ne prend que très rarement les mesures à même de protéger les territoires et les populations qu’il contrôle.


Selon les sources disponibles, les « frontières » de l’Empire n’ont été fermées que peu de fois en huit siècles (1582, 1678, 1804, 1810 et 1817) alors que cette disposition se révèle particulièrement efficace. Cela va de même pour la quarantaine, pratique adoptée en Europe au lendemain de la Peste noire (14e siècle), mais complètement méconnue au Maroc jusqu’à la fin du 18e siècle. En 1792, les représentants européens au Maroc instaurent un conseil sanitaire qui essaie d’institutionnaliser cette pratique. Bien que mise en œuvre à quelques reprises dans quelques villes côtières du Maroc, notamment en 1793, 1797, 1799, 1805, 1817, 1832 et 1865 cette mesure préventive est combattue bec et ongles par le Makhzen pour des raisons religieuses, politiques économiques et parfois même personnelles jusqu’à la fin du 19e siècle.


Une série d'invocations en temps de pandémie


Deux exemples révélateurs. En 1818, plusieurs navires remplis de pèlerins accostent au port de Tanger. Les consuls des pays européens apprennent que plusieurs passagers ont contracté la peste. Ils s’efforcent donc de convaincre le sultan Soulayman de les mettre en quarantaine. Ce dernier refuse à cause de la présence de ses fils Omar et Ali à bord, la pression des commerçants, et… la condamnation des oulémas de cette pratique qu’ils jugent contraire à la volonté divine. En 1878, les représentants du sultan al-Hassan Ier à Tanger lui proposent d’établir un cordon sanitaire autour de la ville pour protéger le pays. Le souverain ne se contente pas de s’y opposer, mais les réprimande pour avoir ne serait-ce que penser imiter les mécréants qui en veulent à l’indépendance de l’Empire.


Priorité à la tête du régime

Une fois que le mal se répond, partiellement ou intégralement, à l’intérieur du pays, les choses sérieuses commencent. La première préoccupation des monarques est de se protéger eux-mêmes, leur famille, leur entourage et parfois leur armée – principal outil de domination. Plusieurs d’entre eux suivent les prescriptions prodiguées par un grand nombre de médecins et¬¬¬ ¬de sages depuis l’Antiquité. Ainsi, Ahmad al-Mansour recommande en 1602 à son fils et vice-sultan de Marrakech, Abou Faris, de se confiner au palais. Mais si la Ville ocre déplore ne serait-ce qu’une seule victime, le prince, les membres de la parentèle impériale et les principales figures du Makhzen doivent impérativement se réfugier à la campagne et changer de lieu de résidence tous les deux jours. En plus de prendre une thériaque régulièrement pour éviter la contamination, le sultan ordonne à son rejeton de ne recevoir aucune lettre provenant de l’extérieur avant de la tremper dans du vinaigre et de la faire sécher. D’autres souverains, à l’instar d’Abou al-Hassan le Mérinide et son fils Abou ‘Inan (14e siècle), vont plus loin en inhalant des parfums, en faisant des fumigations et en allumant des feux purificateurs à cause de la croyance bien ferme que l’épidémie se transmet par l’air…


Ibn al-Khatib et son épître sur la Peste noire


Même si nous n’avons malheureusement que quelques glanures sur le sujet, nous pouvons avancer avec aisance qu’une partie des élites de l’Empire recourt à des mesures similaires pour se prémunir. C’est le cas d’Ibn Abi Madyan, un important saint du 14e siècle. Apprenant que la Peste noire approche de Salé, celui-ci stocke un maximum de vivres chez lui et se confine durant de longues semaines avec les siens. Résultat : ils échappent à une véritable hécatombe.


Si ces dispositions prophylactiques permettent la plupart du temps de préserver la vie des monarques, de leur entourage immédiat et de quelques dignitaires, elles ne touchent que très superficiellement l’ensemble de la classe dirigeante, particulièrement les forces armées, les gouverneurs, les percepteurs d’impôts, les juges, les secrétaires de chancellerie. Les différentes sources (chroniques, hagiographies, correspondance, rapports diplomatiques, etc.) nous apprennent que ces agents de domination subissent de plein fouet les affres de l’épidémie, ce qui déstabilise plus ou moins profondément le pouvoir central. En effet, une bonne partie des élites almohades, mérinides et zaydanides (les Saadiens de l’histoire officielle) et alaouites disparait tout simplement suite aux calamités qui se déclenchent successivement en 1219, 1348, 1597 et 1798.


Les défaillances de la gouvernementalité

Le pouvoir central, bien que désemparé et obsédé par sa propre survie, s’efforce parfois d’instaurer des mesures plus ou moins drastiques visant à circonscrire l’épidémie. En 1678, le sultan Ismaïl interdit la circulation entre les principales villes et régions de l’Empire et ordonne à sa garde prétorienne d’exécuter quiconque refuse d’obéir aux ordres. En 1799, les autorités de Tétouan ferment les portes de la ville et exhortent la population de s’enfermer chez elle ou se réfugier dans les montagnes avoisinantes. Mais il appert que ces dispositions restent inefficaces au moins pour trois raisons fondamentales. D’une part, elles ne sont accompagnées ni d’opérations de sensibilisation ni de mesures d’hygiène publique pourtant indispensables. D’autre part, la majorité des oulémas, acteurs idéologiques fort influents, les rejette arguant qu’elles vont à l’encontre du dogme de la destinée et que la maladie n’est nullement contagieuse. Il faut ajouter à cela que ces mesures ne sont ni systématiques ni généralisées. En bref, le Makhzen n’a jamais pu et/ou voulu mettre en place un système de prévention jusqu’au début du 20e siècle.


Un empire qui croule...Extrait d’un ouvrage du 19ème siècle de Ludovic de Campou


Les grandes épidémies sont généralement assorties de famines plus ou moins graves. Pour atténuer les souffrances de leurs sujets, certains gouvernants mettent en place quelques mécanismes de solidarité verticale : distribution de vivres à des prix modiques ou gratuitement, dons de semences aux agriculteurs, régulation du partage de l’eau, octroi de crédits, diminution ou annulation des impôts, lutte contre la spéculation et le monopole, importation de nourriture, déplacement des populations, organisation de grandes messes religieuses notamment les prières de rogation (al-istisqa’), etc.


Quoi qu’il en soit, nous pouvons constater une nouvelle fois qu’il ne s’agit guère de procédures institutionnalisées et standardisées par le biais desquelles le pouvoir central gère ces calamités, mais de simples gestes sporadiques dont la portée est très limitée dans le temps et l’espace. Les annales, les chroniques et les recueils biographiques officiels, qui ne manquent aucune occasion de louer les méritent et les bienfaits de leurs maîtres, sont en effet très discrets sur ces questions. En ce qui concerne la distribution des denrées aux populations par exemple, les sources ne mentionnent qu’une dizaine d’interventions de ce genre entre le 12e et le 19e siècles, notamment en 1183, 1220, 1325, 1348, 1354, 1521, 1721, 1779, 1825, 1878. Ce qui est, concédons-le, quantité négligeable. Par contre, nos sources évoquent à plusieurs reprises l’indifférence, l’affamement et la prédation comme mode de gouvernance en période de calamités. Alors que certains souverains les considèrent comme des cadeaux du Ciel pour punir l’insolence de leurs sujets, et ne bougent pas le petit doigt pour leur venir en aide, d’autres profitent de ces situations d’inanition pour fondre sur eux, les tailler en pièce, les chasser de leur contrée ou encore les dépouiller. Cela a été par exemple le cas d’Ahmad al-Mansour avec la tribu des Kholt en 1589, de Soulayman avec les ‘Abda en 1799 et de ‘Abd al-Rahman avec les tribus de plusieurs régions en 1824.


Le sceau du sultan Abd al-Rahman


Si le pouvoir central s’avère incapable la plupart du temps de réagir efficacement sur une courte durée pour faire face aux différents fléaux, les choses deviennent plus compliquées quand il s’agit d’en tirer les enseignements nécessaires pour bâtir un modèle de gestion de crise à moyen et long termes. Les dynasties successives ne parviennent pas à mettre sur pieds les modes d’organisation, les techniques et les moyens qui leur permettent d’endiguer ou du moins réduire les effets de ces calamités.


Dans le domaine sanitaire, aucune politique publique sérieuse n’a été mise en œuvre pour éviter de véritables saignées démographiques qui les privent de cadres, de soldats, de main-d’œuvre et de contribuables. Seuls les premiers almohades (12e siècle), semblent avoir eu l’ambition de créer l’embryon d’un système de santé en construisant des hôpitaux, en distribuant des remèdes aux populations et en soutenant des médecins tels qu’Ibn Zouhr, Ibn Toufayl et Ibn Rochd. Nous pouvons faire la même remarque sur les autres secteurs. Malgré les efforts déployés par des monarques énergiques, à l’instar de Ya‘qoub al-Mansour, Abou al-Hasan, Ahmad al-Mansour, Ismaïl et Mohammed bin Abd Allah, pour créer une administration efficace, une armée professionnelle et une économie performante et plus ou moins indépendante des contingences locales, la structure politique marocaine se montre impuissante face au déchainement des éléments naturels. Pourquoi ?


Plusieurs facteurs sociaux, économiques, technologiques et religieux peuvent expliquer cette défaillance de gouvernementalité, c’est-à-dire l’incapacité de satisfaire les besoins et les attentes biopolitiques des populations particulièrement en temps de crise.


La variable déterminante demeure toutefois la nature même du système politique marocain. Les régimes qui se sont succédés depuis le Haut Moyen Âge sont caractérisés par leur essence traditionnelle se distinguant nettement de l’Etat qui renvoie, lui, à une domination de type légal-rationnel. S’appuyant principalement sur les membres de leurs familles, leurs esclaves, leurs clients et des mercenaires, les gouvernants gèrent leurs sujets et leurs territoires comme une « propriété » privée. Ce faible niveau d’institutionnalisation, doublé de pratiques patrimoniales (telles que l’arbitraire, le favoritisme, la prédation, les luttes de factions), de sous-développement technologique, d’obstacles culturels et de contraintes écologiques rend toute entreprise monopolistique et centralisatrice extrêmement difficile. En d’autres termes, aucune action durable et cumulative ne peut, en dépit de l’emploi de la violence, être mise en œuvre sans l’existence d’une bureaucratie différenciée, une élite autonome et des ressources stables. Dans cette perspective, le Makhzen apparait comme un colosse aux pieds d’argile qui peut, à n’importe quel moment, se déformer et fléchir sous son propre poids. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler qu’entre 1465 et 1912, le Maroc a connu plus de 225 années de désordre, d’anarchie et de guerres. Et c’est là une estimation prudente !


Chacun pour soi

Devant cette défaillance de gouvernementalité, les populations essaient tant bien que mal de s’organiser, individuellement et collectivement, pour assurer leur survie dans ces conditions extrêmes. Alors que certains chefs de famille font des stocks alimentaires qui peuvent aller jusqu’à deux ans selon Ibn Khaldoun, d’autres s’isolent ou quittent leur résidence habituelle pour se réfugier en des lieux plus cléments, utilisent des remèdes de différentes sortes ou recourent à des pratiques superstitieuses telles que la magie. Dans le même esprit, des solidarités horizontales se mettent en place autour de noyaux primordiaux (les parentèles, les quartiers, les tribus, les confréries soufies, etc.). Il va sans dire cependant que ces précautions et dispositions ne peuvent en aucun cas toucher tout le monde. Pour échapper à une mort certaine, une bonne partie des sujets recourt à des pratiques sociales et alimentaires « excessives » : la migration définitive, l’abandon ou la vente de membres de la famille, la prostitution, le brigandage, le changement de religion (des musulmans se convertissent au christianisme au 13e et au 16e siècles et des juifs embrassent l’islam au 18e et 19e siècles), la consommation de plantes sauvages, d’animaux déconseillés ou illicites (chiens, chats, porcs, etc.) … et même le cannibalisme, particulièrement en 1662, 1779, 1847 et 1879 !


Un extrait des Prolégomènes d’Ibn Khaldoun


Quelle que soit l’origine et la nature des initiatives prises, celles-ci ne parviennent généralement pas à empêcher la progression du mal. Résultat : les épidémies et les famines provoquent de véritables dépressions démographiques qui pénalisent pendant longtemps l’entité marocaine à tous les niveaux. La Peste noire (1348-1350) emporte entre 1.5 et 2.5 millions de personnes, c’est-à-dire entre 30 et 50 % de la population. Et s’il a fallu plus de 350 ans pour revenir au même niveau, les calamités que connait le pays entre la fin du 16e siècle et la fin du 18e réduisent une nouvelle fois le réservoir humain d’environ 6 millions d’habitants à près de 3 millions.


En guise de conclusion

Au terme de cette brève mise en perspective, on s’aperçoit clairement que les épidémies et les famines constituent une épreuve continuelle pour le pouvoir central marocain, appelé Makhzen à partir du 16e siècle. Incapable de se départir de ses logiques propres et de surmonter ses contradictions structurelles, ce système de domination traditionnel ne peut offrir, la plupart du temps, que des solutions bricolées et des formules seulement esquissées dictées par les circonstances ou prises sous le coup de l’urgence. Cette absence de vision à long terme, due au faible degré d’institutionnalisation mais pas seulement, a plongé le pays dans un marasme profond alors que d’autres régions du monde ayant subi les mêmes fléaux ont pu non seulement se relever mais s’ériger en puissances, notamment grâce au renouvellement de leurs structures politiques, économiques et sociales.


Nabil Mouline est chercheur au CNRS. Il est entre autres l’auteur de Le califat imaginaire d’Ahmad al-Mansur. Pouvoir et diplomatie au Maroc au XVIe siècle (PUF, 2009)  Les clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite (PUF, 2011)  Le califat : histoire politique de l’islam (Flammarion, 2016)  Islams politiques : courants, doctrines et idéologies (CNRS Editions, 2017) et L’idée de Constitution au Maroc (Telquel Média, 2017).

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