Ilot Leila, les coulisses d’un désastre
« Est-ce que tu te rends compte que le secrétaire d’État des États-Unis ne s’occupe, depuis vingt-quatre heures, que d’un petit rocher stupide que nous avons eu de la peine à localiser sur les cartes ! ». Colin Powell est plus qu’agacé.
Au bout du fil, ce 18 juillet 2002, celle qui monopolise son temps précieux, alors que la campagne militaire afghane bat son plein et que l’invasion de l’Irak se prépare, est Ana Palacio, son homologue espagnole. La cause ? Une mini-guerre moderne qui a failli éclater entre Madrid et Rabat pour un ridicule îlot en Méditerranée : 13 hectares inhabités battus par les eaux, 200 mètres de long à peine, séparés du continent africain par un minuscule bras de mer, une falaise de 60 mètres de haut, fendue par une grotte.
PARTIE I
Une colère royale
Le 11 juillet 2002, autour de midi, une douzaine de soldats du Groupement d’intervention de la gendarmerie royale marocaine prennent possession d’une petite île appelée Perejil, du nom d’une algue marine communément appelée « persil », et rebaptisée Leila par des bergers qui y font paître à l’occasion leurs maigres troupeaux de chèvres.
Les images publiées plus tard par la presse montreront que le commando engagé par le Maroc avait été relevé par six mokhaznis, des forces auxiliaires peu aguerries à ce type d’opérations coup de poing. Toujours est-il qu’ils y ont dressé un campement de fortune et hissé le drapeau rouge frappé du pentagramme vert, étendard du royaume chérifien. En toile de fond, la longue histoire du protectorat espagnol sur le nord du Maroc jusqu’en 1956.
Les Espagnols avaient obtenu à l’arraché de maintenir leur souveraineté sur une douzaine de présides, dont Perejil, affirment-ils, distante de 150 mètres à peine du littoral marocain, et surtout des emblématiques enclaves de Ceuta et Melilla, vestiges de la Reconquista d’Isabelle de Castille, que le royaume chérifien ne cesse depuis de revendiquer avec plus ou moins d’ardeur au gré des relations en dents de scie qu’il entretient avec son voisin européen.
Un été à M'diq pour le roi et son entourage
Depuis début juillet 2002, Mohammed VI et ses plus proches collaborateurs prennent leurs quartiers d’été à M’diq, près de Tamuda Bay, une station balnéaire à la mode, à la pointe septentrionale du Maroc. Des hauteurs de la plage on peut distinguer par temps clair la côte andalouse, éloignée d’une quinzaine de kilomètres seulement. Les généraux lui apprennent que les garde-côtes ont signalé la présence dans les eaux territoriales marocaines de quatre corvettes, d’un vaisseau de débarquement et d’un hélicoptère de la marine espagnole dans la baie d’Al Hoceima, à quelques coudées de son débarcadère.
Le roi ordonne le 3 juillet à Mohamed Benaïssa, ministre des Affaires étrangères, de convoquer sur-le-champ l’ambassadeur espagnol au Maroc, Rafael Arias-Salgado, afin d’obtenir des explications officielles et de laver cet affront. Mais Mohammed VI ne s’arrête pas là. Il décide, avec son cercle le plus intime, de donner une leçon aux Espagnols pour leur insolente démonstration de force.
Selon le Centre national d’intelligence (CNI), les services secrets espagnols, le jeune roi aurait fait preuve alors d’une réaction épidermique. Il faut dire que, depuis plus d’un an, les relations avec le Parti populaire (PP) au pouvoir en Espagne sont au plus mal.
Les deux royaumes s’étripent par journaux interposés sur les sujets délicats de la pêche, du trafic de drogue et de l’immigration clandestine. Et Rabat n’a en outre jamais digéré ce qu’il a coutume d’appeler le « soutien malintentionné » de la classe politique madrilène au Front Polisario en lutte pour un Sahara occidental indépendant. En octobre 2001, des partis de gauche avaient organisé en Andalousie un simulacre de référendum sur l’indépendance du territoire contesté, en appui à la cause séparatiste. Le gouvernement d’Aznar reprochait aussi au Maroc son laxisme vis-à-vis des passeurs de clandestins, permettant à une noria de pateras, ces barcasses de fortune qui traversent de nuit le détroit, de déverser chaque année des centaines de candidats à l’émigration sur le piton rocheux de Tarifa, alors que le royaume ne semblait pas disposé à renouveler l’accord de pêche avec l’Union européenne, provoquant en Espagne une profonde crise sociale chez les marins-pêcheurs, interdits de travailler dans les eaux poissonneuses marocaines.
Une manifestation de l’« arrogance coloniale » pour le Palais, qui supportait encore moins l’étalage des passades amoureuses de la famille royale dans les magazines people espagnols. Une « cabale médiatique » selon Rabat, qui avait provoqué l’ire de Mohammed VI lorsque la marionnette censée le représenter avait fait son apparition aux Guignols de l’info sur l’antenne espagnole de Canal +.
C’est dans ce climat très lourd que la crise de l’îlot Perejil allait se nouer.
PARTIE II
Les tensions avec Aznar
Selon une note blanche du ministère français de la Défense, les relations entre Aznar et Mohammed VI avaient très tôt tourné au vinaigre, dès l’accession de ce dernier au Trône, en 1999. Premier homme d’État à rendre visite au jeune souverain, le Premier ministre espagnol « aurait ouvert l’audience en faisant une offrande au Maroc […] sous forme d’un chèque de 50 millions de dollars pour aider le royaume à surmonter cette période difficile ». Présent qu’aurait refusé Mohammed VI, préférant que « l’Espagne assiste le Maroc en respectant ses positions ».
« Venger la dignité du royaume »
Lors d’une deuxième rencontre, le général Ahmed El Harchi, à l’époque chef de la Direction générale des études et de la documentation (DGED), le service de contre-espionnage du Maroc, aurait vu Mohammed VI sortir « d’une réunion avec Aznar au palais royal de Rabat en colère et dans tous ses états », promettant devant quelques conseillers de « venger la dignité et l’amour-propre du royaume ».
Manifestement, le courant n’est jamais passé entre les deux hommes. Mohammed VI aurait toujours soupçonné les services secrets espagnols de « pousser les Rifains à faire pression sur lui et à se révolter » au cas où il « ne répondrait pas à leurs revendications ethniques ». Le roi aurait alors nettement favorisé la France dans une stratégie destinée à sanctionner économiquement l’Espagne. Il aurait donné des « consignes fermes » pour écarter les entreprises espagnoles des gros marchés et des appels d’offres au profit de sociétés hexagonales. C’est ainsi, révèle la note confidentielle, que le groupe Union Fenossa aurait été disqualifié « au dernier moment » de l’appel d’offres pour la gestion déléguée des services aux collectivités de Tanger et de Tétouan, concédée en 2001 au groupe français Veolia. Il en a été de même des commandes d’armement à l’Espagne, sous prétexte de « difficultés financières ». Pour les remplacer, Mohammed VI avait dépêché à Washington son chef de l’armée de l’air, un proche du Pentagone. Les Américains lui signaleront toutefois que, l’Espagne étant membre de l’Alliance atlantique, ils ne pouvaient se permettre de fournir le Maroc en armements offensifs contre elle. Mais les Russes, affranchis de ces contingences, accéderont à la requête royale. « C’est dans ce cadre qu’il faut expliquer la visite de Mohammed VI à Moscou, […] pour acheter l’équipement annulé avec l’Espagne et pour neutraliser la Russie dans l’affaire du Sahara », conclut la note du renseignement militaire français.
Dans ce contexte de relations exécrables, Mohammed VI avait laissé éclater sa colère lors d’un entretien difficile à Marrakech avec Josep Piqué, le ministre des Relations extérieures espagnol. À l’issue de la réunion, Mohamed Benaïssa tente d’adoucir les angles en lui glissant à l’oreille : « Il faut que tu comprennes qu’il doit sortir tout ce qu’il a à l’intérieur ».
PARTIE III
Des tractations surréalistes
Vers 15 heures ce 11 juillet, José María Aznar, le chef de l’Exécutif espagnol, est informé de l’incident de Perejil. Il convoque à la Moncloa, le siège de son gouvernement, une réunion d’urgence avec la plupart de ses ministres et conseillers à l’exception d’Ana Palacio, qui venait d’être nommée ministre des Relations extérieures et était affairée à transférer ses dossiers de Bruxelles où elle était auparavant en poste.
L’atmosphère est tendue, il veut réagir vite et fort, mais le Premier ministre marocain Abderrahmane Youssoufi est injoignable. Lorsqu’il réussit à le toucher en fin de soirée, l’échange est brutal : « Ce que vous avez fait est un coup de force intolérable. J’exige une explication et le retrait de vos forces », éructe Aznar. Youssoufi lui répond, en espagnol, qu’il ne sait pas de quoi il lui parle : « Je n’ai rien ordonné », avant de concéder : « Le fait, je le connais au même titre que toi, mais je n’ai pas plus d’explications à te donner. »
Aznar : « J’attends encore l’appel de Youssoufi »
Aznar, encore plus remonté, menace : « L’affaire est grave, et elle l’est d’autant plus que vous êtes incapable de réagir. J’exige, d’ici demain, une explication et une rectification. Si vous le faites, nous oublierons l’incident. Mais, croyez-moi, c’est une situation que le gouvernement espagnol ne saurait accepter. »
Youssoufi, prenant toute la mesure de l’irritation espagnole, insiste sur son ignorance de la situation mais promet de rappeler. « S’il ne s’agissait pas d’un sujet sérieux, je croirais que tu te fous de ma gueule ! » réplique alors Aznar avant de mettre fin à la conversation. Des années plus tard, il dira, narquois : « J’attends encore l’appel de Youssoufi. »
De son côté, Jorge Dezcallar, le directeur du CNI, parlemente avec le général El Harchi. Ce dernier reconnaît que l’action est « quelque peu intentionnelle » et que la décision d’envahir le rocher émane de la diplomatie marocaine. « Ahmed, si ce que tu me dis est la vérité, nous avons une crise sérieuse sur les bras », lui répond Dezcallar, atterré.
Quant à Ana Palacio, elle appelle son homologue Mohamed Benaïssa. Ce dernier esquive, parce que, comme Youssoufi, il est hors jeu. Il bredouille ensuite une explication bancale que l’agence de presse officielle MAP relayera le lendemain : « Les Marocains sont en train de poursuivre des terroristes islamistes dans le détroit de Gibraltar » et termine en comparant cet acte avec l’opération américaine Liberté permanente en Afghanistan en 2001.
Une réunion bilatérale entre Ana Palacio, chef de la diplomatie espagnole et le binôme à la tête des Affaires étrangères du Maroc : Mohamed Benaïssa et Taieb Fassi Fihri. GETTY IMAGES / AFP
Éberluée, Palacio s’emporte. « Ne me répète pas ce que tu viens de dire », lui lâche-t-elle au téléphone, se rappelle un de ses collaborateurs. « Dis-moi des choses sérieuses. Si quelque chose de grave se passe à Perejil, dites-le-nous, nous nous en chargerons », ajoute-t-elle. Il n’y eut qu’un silence en guise de réponse. À partir de cet instant, Palacio perdit toute considération pour Benaïssa et commença à chercher à contacter directement son second, le ministre délégué des Affaires étrangères, Taïeb Fassi Fihri, réputé pour être plus au fait des questions européennes, l’homme ayant exercé tout au long de sa carrière diplomatique dans les arcanes de l’Union européenne, notamment pour négocier les accords commerciaux successifs qu’ont conclus Rabat et Bruxelles depuis la fin des années 80.
Mais la réaction tranchante d’Aznar va buter sur l’imbroglio juridique qui entoure le statut de l’îlot. Une situation gênante pour la diplomatie espagnole qui, faute de pouvoir démontrer sa souveraineté sur Perejil, demandera le retour au statu quo. Le 5 janvier 1987, alors que le statut d’autonomie de Ceuta était en cours de préparation, Rabat avait remis une note au gouvernement socialiste espagnol demandant que Perejil, ainsi que le rocher de Badis, soient exclus de la municipalité de l’enclave. Une revendication entérinée huit ans plus tard, en mars 1995, lorsque les statuts de Ceuta ont été approuvés avec l’accord du Parti populaire, alors dans l’opposition, sans que les deux rochers n’y figurent. Mieux, deux relevés cartographiques de l’armée espagnole datant de 1988 et de 1994 attribuent l’îlot au Maroc, sous deux noms : Marsa Tourah et Yezina Mâadnus.
PARTIE IV
Opération Romeo Sierra
Comme d’autres médias espagnols qui ont célébré l’anniversaire des 15 ans de la reprise du rocher Leila aux forces marocaines qui ne l’ont occupé que six jours, El Espanol a choisi de donner la parole aux soldats ayant pris part le 17 juillet 2002 à l’assaut contre les six mokhaznis marocains. Des militaires qui ont manifestement reçu le feu vert de leur hiérarchie pour cette séquence souvenirs aux allures de propagande. Le site utilise d'ailleurs un vocabulaire très nationaliste parlant de « Reconquista » dans une référence à peine voilée à l’histoire de la chute de l’Andalousie musulmane menée par Isabelle la Catholique au 15ème siècle. Le témoignage des militaires, présentés comme des « héros », apporte de nouveaux éléments inédits : l’opération initialement prévue le 11 juillet, date de l’incursion des Marocains, a été avortée in extremis et reportée au 17 alors que les tractations avec Rabat avaient pris une tournure surréaliste (voir les détails de notre récit ci-contre).
Trillo : « Quand on a pour voisin une autocratie... »
« Écoutez, amiral, lui répond Aznar, les Marocains ont fait quelque chose d’illégal. Il est certain que pour nous Perejil a une valeur symbolique. Pour nous, et pour eux aussi, c’est vrai. Mais si nous ne réagissons pas, ce sera interprété comme de la faiblesse, et nous ne savons pas quel sera le prochain pas qu’ils franchiront […]. Un jour viendra, ajoute le président, où nous serons comme les Britanniques : un pays sérieux à qui on ne fait pas ce genre de coups », faisant à l’évidence référence à Gibraltar où Espagnols et Britanniques se disputent pour la position d’une casemate, la récupération d’une épave ou le contrôle d’une bouée. Trillo acquiesce, lui qui dira plus tard : « Oui, nous devons avoir des relations amicales avec nos voisins. Mais quand on a pour voisin une autocratie, c’est-à-dire un gouvernement non démocratique, il faut savoir lui mettre des freins. »
Une position politico-militaire que Margaret Thatcher avait défendue lors de la guerre des Malouines en 1982 contre la dictature argentine du général Videla. Décidé à en découdre avec Mohammed VI, Aznar alerte ses partenaires européens et les États-Unis, déjà très divisés sur le cas autrement plus grave de Saddam Hussein.
Chirac : « Mohammed VI, apprenti-sorcier »
Pour Jacques Chirac, cette histoire ne fut pas une anecdote. Il piqua une colère quand il apprit que les Marocains avaient pris possession de l’îlot. Dans l’entourage présidentiel, on se rappelle encore le coup de téléphone qu’il passa à la princesse Lalla Meryem, la soeur aînée de Mohammed VI avec laquelle il entretient une relation de confiance, pour lui dire à grands cris que cette affaire lui paraissait une bêtise, que Mohammed VI « ne savait pas avec qui il était en train de jouer toutes ses billes », qu’il était devenu « un apprenti sorcier ». Chirac conseilla tout de même à Aznar « de sortir du rocher et même de restituer Ceuta et Melilla aux Marocains ».
À cela Aznar répondra : « Mohammed VI m’organise une Marche verte sur Ceuta et Melilla et Chirac applaudit des deux oreilles ! ». L’attitude intransigeante d’Aznar correspondait aussi à un accès de nationalisme de l’opinion publique espagnole. Un sondage sur Internet, réalisé le 16 juillet 2002 (à la veille de l’assaut des forces ibères) par le quotidien El Mundo, connu pour ses positions à droite, indiquait que 72 % de ses lecteurs étaient favorables à un recours à la force.
La petite histoire dira que, dépitée par le manque de solidarité de l’Élysée sur Perejil, l’Espagne se liguera davantage avec les Américains dans leur engagement en Irak.
Pour masquer sa position belliqueuse, Aznar sollicitera Miguel Angel Moratinos, grand ami du Maroc et qui n’est alors que l’envoyé de l’Union européenne au Proche-Orient. De New York où il se trouve, Moratinos explore des voies médianes qui auraient eu l’avantage de ne pas contraindre le roi Mohammed VI. On lui fera comprendre qu’elles ne seront pas adoptées, sans doute parce qu’on a voulu infliger au roi une défaite mémorable. Moratinos, qui ne croit pas à un affrontement direct, soutient la tempérance d’Ana Palacio qui dit écarter tout recours à la force, « parce qu’on sait où ça commence, mais pas où ça se termine ».
Fadel Benyaich envoyé en éclaireur
Dès lors, l’inquiétude devient perceptible dans les rangs de l’état-major marocain, qui comprend vite que le déploiement militaire asymétrique des Espagnols laisse à penser que Madrid penche pour une opération d’envergure et que sa diplomatie a été mise hors circuit.
Au QG de la Défense, c’est l’alerte générale. On redoute, en plus, que les services d’espionnage français n’informent les Marocains du détail des préparatifs espagnols. Mais Mohammed VI n’est pas dupe. Il saisit bien que les paroles d’apaisement ne sont qu’un écran de fumée. Pourtant, dans le feu de la crise, il donne ses instructions à Fadel Benyaich, son condisciple du Collège royal et conseiller pour les affaires espagnoles, afin que celui-ci s’informe sur les intentions d’Aznar. Benyaich, dont la mère est espagnole, demande alors à l’ambassadeur Arias-Salgado de lui rendre visite chez lui, le 16 juillet. Il souhaite savoir si des préparatifs militaires sont en cours. L’ambassadeur s’en réfère devant lui à sa hiérarchie à Madrid qui lui répond qu’il n’en est rien.
Palacio : « Tu dois quitter le Maroc cette nuit même »
Les événements vont alors s’enchaîner très rapidement : la nuit même, Arias-Salgado est appelé par Ana Palacio : « C’est décidé, il faut que tu rentres au ministère », lui dit- elle sans autre explication. L’ambassadeur demande s’il peut ajourner son départ au lendemain, mais la ministre lui répond : « Non, tu dois quitter le Maroc cette nuit même, par Ceuta. » C’est un rappel pour consultation sine die – tout comme le rappel par le Maroc, quelques mois plus tôt, de son ambassadeur à Madrid essentiellement à cause des positions de l’Espagne sur le Sahara occidental au moment où Paris et Washington s’évertuaient dans les coulisses de l’ONU à imposer une solution politique au conflit qui soit favorable à Rabat.
Arias-Salgado expédie dans la nuit ses affaires courantes, avise le Protocole marocain et prend la route en trombe. Les services secrets marocains filent sa voiture jusqu’à la frontière En haut lieu, on comprend alors que la visite de journalistes marocains prévue le lendemain sur le rocher et encadrée par des fonctionnaires du ministère de la Communication a poussé Aznar à donner au plus vite le feu vert de l’opération Romeo Sierra. Pendant ce temps, Palacio et Benaïssa jouent leur va-tout, imaginant mille et une solutions de compromis. Mais, à la Moncloa, on ne les écoute plus. Palacio reçoit d’ailleurs des instructions pour lancer à son interlocuteur un ultimatum. Un ultimatum qui expire le 17 juillet à 4 heures du matin et qui a pour objectif de dissuader les Marocains d’utiliser la presse comme bouclier humain. Benaïssa n’en démord pas. Il accepte un retrait sans conditions mais demande qu’il se fasse progressivement durant toute la journée du 17. Palacio refuse. Le ministre marocain finit par céder. « Je dois être certaine que le roi l’accepte, répond Palacio.
– « Croyez- vous que je puisse réveiller le roi à cette heure-ci ? », lui rétorque Benaïssa.
– « Bien sûr que oui ! », affirme Palacio sans hésitation.
Mais Benaïssa n’en fera rien… En réalité, il n’en avait pas besoin. Le roi suivait les tractations dans le dos de son ministre. Refusant une retraite en rase campagne face à l’impétueuse chef de la diplomatie espagnole, il pensait sans doute avoir encore un joker à abattre avant que les bérets verts des forces spéciales ibères ne sautent sur l’îlot : la médiation de Margaret Tutwiler l’ambassadrice des États-Unis à Rabat. Peine perdue. Alors qu’un accord était à portée de main, Tutwiler ne fera que constater le gâchis.
Comme prévu par le dispositif de Trillo, à 4 heures du matin six hélicoptères décollent du tarmac d’El Copero. Après deux heures de vol, ils enjambent le détroit. Trois d’entre eux, sont des Cougar, avec à bord une escouade de bérets verts et de membres des opérations spéciales de l’armée. Les appareils s’immobilisent au-dessus de Perejil malgré de fortes rafales de vent. Les trois autres unités héliportées par des HU-21 se tiennent à distance pour couvrir les assaillants et tirer au besoin des leurres pour tromper l’ennemi. Les ordres de reddition sont hurlés par haut-parleurs en trois langues, arabe, français et espagnol. À la base de Moron, des chasseurs-bombardiers F-18 sont tenus, tuyères incandescentes, en alerte maximale.
Côté marocain, c’est silence radio. Alors que le ministre espagnol de la Défense et ses collaborateurs s’inquiétaient de l’éventuelle riposte d’un patrouilleur marocain immobile à moins d’un mile au nord de Perejil, l’interception des communications radio grâce à un petit avion Cessna bourré d’électronique et maquillé aux couleurs d’une chaîne de télévision locale révèle que le bâtiment marocain, pourtant capable de riposter et d’abattre les hélicoptères, a bien signalé à sa base de Tanger l’irruption de l’armada espagnole, mais n’a reçu aucune instruction en retour. Durant l’assaut, le patrouilleur ne débâchera jamais son artillerie. Au contraire, il se laisse dériver vers le large dans la nuit noire, loin du vacarme assourdissant de la machine de guerre espagnole.
Les forces spéciales glissent alors le long de leurs échelles de cordée, ratissent le rocher et se dirigent vers la tente de campagne d’où personne n’est sorti pour les arrêter. Aux aurores, trois soldats marocains en sortent et se livrent aux Espagnols. Placés à des postes de surveillance, trois autres les rejoignent, bras en l’air. Ils n’étaient que six. À 7 h 59, Trillo appelle Aznar : « Mission accomplie, président ! ». Puis il ajoute avec solennité : « Le drapeau espagnol flotte sur Perejil, Viva España ! ».
PARTIE V
L'ultimatum de Powell
Le jour même de cette humiliante défaite, Mohammed VI préside dans une ambiance lourde le Conseil des ministres extraordinaire qui qualifiera par un communiqué l’occupation espagnole de l’îlot de « déclaration de guerre ». On est bien loin des dépêches triomphalistes sur la « libération du territoire » diffusées par l’agence MAP.
Elyazghi se fait rabrouer par le Palais
Benaïssa ajoutera benoîtement que « si l’Espagne quitte le rocher avec ses troupes et ses symboles de souveraineté », il sera fait honneur à l’accord passé la veille. Autrement dit, le royaume se gardera bien de s’aventurer une seconde fois sur le petit caillou. Mohamed Elyazghi, à l’époque tête de file de l’USFP, osera lors du même Conseil se plaindre auprès du souverain du fait que le gouvernement ait été écarté de la gestion de la crise. Il lui sera rapporté que la politique étrangère est du ressort du roi, et que celui-ci « fournit l’information adéquate à travers les canaux établis ». En clair, son ministère de souveraineté en charge de la diplomatie, sur lequel le Premier ministre n’a pas autorité.
Tout aussi épique que le conflit lui-même, la sortie de crise n’a été possible que grâce à l’intervention du secrétaire d’État américain de l’époque, Colin Powell. Les Marocains, à commencer par Mohamed Benaïssa, et tous ceux qui disposaient de la moindre parcelle de pouvoir, ne répondant plus aux appels téléphoniques des Espagnols, José María Aznar s’était trouvé dans l’impossibilité de négocier un retour au statu quo.
De guerre lasse, il finit par demander à sa ministre des Affaires étrangères, Ana Palacio, de convaincre Colin Powell de jouer les Monsieur Bons Offices. « Tu dois résoudre mon problème », lui demande Palacio le jeudi 18 juillet, d’après les révélations faites par Powell dans l’interview qu’il accordera à la revue américaine GQ en mai 2004. C’est ce qu’il a fait. Il concocte un accord de retrait, mais Benaïssa lui répond que seul Mohammed VI peut donner son aval à sa proposition. Petit hic, le roi, en déplacement, ne peut, depuis sa voiture, pour des questions de protocole et de sécurité, gérer au téléphone une affaire si délicate.
Powell perd patience et avertit Benaïssa qu’il dispose de dix minutes pour le mettre en contact avec le roi – à défaut de quoi, menace-t-il, il « ira jouer avec ses petits-enfants pendant le week-end, et les Espagnols ne quitteront jamais l’île ». Mohammed VI finit par décrocher son téléphone et donne son feu vert. « C’est une histoire ridicule, mais elle illustre bien des choses », conclut l’ancien chef de la diplomatie américaine.
Le roi Mohammed VI recevant Juan Carlos d'Espagne lors d'une visite d'amitié le 16 juillet 2013 à Rabat. CARLOS ALVAEZ / GETTY
Depuis, Perejil a retrouvé sa quiétude. Mais son histoire a toujours été mouvementée. Selon la mythologie grecque, c’est sur ce caillou qu’Ulysse, fasciné par la beauté de la déesse Calypso, fut retenu pendant sept ans. Les corsaires d’Alger utilisaient au XVIe siècle sa grotte pour cacher leur butin, à l’endroit même où les nazis, pendant la Seconde Guerre mondiale, avaient installé leurs écrans radars pour espionner les vaisseaux alliés et où aujourd’hui trafiquants de haschich et clandestins d’Afrique préparent leur odyssée vers l’Europe.
Disclaimer
Une version longue de ce récit a été publié par l'auteur dans son ouvrage Mohammed VI, le grand malentendu, Paris, Calmann-Lévy, 2009
La plupart des échanges entre officiels marocains et espagnols cités sont tirés de l’enquête d’Ignacio Cembrero, Los secretos de la toma de Perejil, El País, 19 mars 2006, et de son ouvrage Vecinos Alejados, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2006
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