Le troisième œil marin
La sentinelle du littoral
Depuis sa mise en service sous le protectorat français, en 1920, la clé du phare d'El Hank a été détenue par de nombreux gardiens. Mohammed Wistad, responsable des phares du port de Casablanca, est venu nous donner quelques explications : « Avant l'automatisation du phare, il y avait deux maîtres de phare et plusieurs gardiens. Les premiers s'occupaient du fonctionnement mécanique, tandis que les seconds se chargeaient de l'entretien et de la surveillance. » En un siècle, ce phare d'atterrissage a, en effet, connu un changement opérationnel majeur. Le tournant de l'électrification à l'automatisation du système s'est opéré dans les années 1980. La fonction de maître de phare a disparu et deux gardiens seulement sont devenus indispensables. Ils s'assurent de l'entretien, des visites, et font l'intermédiaire entre le phare et la direction des équipements et des transports, elle-même en lien avec trois sociétés marocaines d'équipement. D'un pas assuré, de pièce en pièce, les trois hommes reconstituent toute l'histoire du phare.
Elle commence dans la maison du gardien, au pied du phare, qui fait office de bureau. A côté du manipulateur automatique de radiophare, sont disposées toutes les machines qui servaient à générer de l'électricité pour actionner la machine de rotation, qui se situe dans le phare. « Elles n'ont pas bougé de place depuis un siècle, explique Mohammed Wistad, mais elles ne sont plus en activité. » A l'époque, il fallait aussi de l'électricité pour alimenter la pompe à air, et déclencher le son de la sirène. Autrement appelée la corne de brume, elle est à l'abandon, à cinquante mètres au-dessus du sol, au sommet de la petite tour. Comme son nom l'indique, elle servait, par temps de brume, à émettre des signaux sonores pour signaler un danger. Sous le vitrage de la coupole, on aperçoit la majestueuse lentille en verre. Elle n'a jamais été remplacée. Quelques mètres plus bas, notre guide désigne une machine qui soutient la lentille, en se demandant encore comment elle a pu, un jour, y être transportée. De plusieurs tonnes, elle porte l'inscription « Paris - 1914 ». « La lentille repose sur un soubassement entraîné par une machine de rotation. Aujourd'hui, elle détecte automatiquement l'obscurité », indique-t-il. L'un des gardiens apporte sa précision : « en ce moment, elle se déclenche à 17h50. » En effet, lorsqu'il cache le capteur extérieur avec sa main, la machine à rotation démarre. Sous un bruit assourdissant, le phare émet de la lumière.
Et la lumière fut... et n’a jamais failli
Au fil du temps, la lumière est devenue l'unique raison de l'existence du phare. Plus qu'indispensable, elle permet de renvoyer la signature du phare d'El Hank. Toutes les quinze secondes, trois rayons de couleur blanche se propagent dans l'océan Atlantique, jusqu'à 30 milles nautiques. Dans le langage maritime, comprenez : bienvenue à Casablanca. Cependant, notre guide explique, « notre rôle s'est considérablement restreint avec l'arrivée des nouvelles technologies, comme le GPS par exemple, dont sont équipés tous les bateaux. Du coup, seuls les signaux visuels sont devenus indispensables, pour les petits bateaux de pêcheurs principalement. » A côté du conducteur de paratonnerre, qui, selon lui, s'active très rarement, il poursuit : « Je travaille dans la direction depuis 1992, à Larache puis ici, et je n'ai jamais connu de problèmes ou de pannes majeurs. » Parfois, il s'agit de remplacer l'ampoule de la lentille, qui se change tous les quatre mois. En attendant, le gardien active le feu de secours, qui éclaire moins bien. Le connaisseur des phares rapporte cependant un incident qui a eu lieu il y a quelques années, lorsqu'un bateau de pêcheurs s'est échoué. « Toute la presse a porté la responsabilité sur le phare, alors que nous avions fait notre travail. C'est-à-dire, éclairer et signaler que la mer était agitée. C'est triste à dire, mais dans cette histoire, le bateau n'était pas suffisamment équipé pour prendre le large. Et malheureusement, il en a payé le prix », regrette-t-il.
Un métier en déperdition
De retour sur terre, la vie reprend son cours, très lentement. C'est que l'immense bougeoir est isolé. Plus loin, le club huppé du Kabestan contraste avec les « bidonvilles » qui ont remplacé « le 36 », l'ancien hôpital psychiatrique. Mais au pied du phare, seule une poignée d'habitants s'affaire entre les moutons qui paissent paisiblement. « Ils appartiennent à un autre gardien », souligne Mohammed Ahrech. A côté du bureau destiné au gardien en activité, de modestes maisons sont entreposées. « Les familles des anciens gardiens vivent ici, poursuit-il. Certaines d'entre elles remontent à la première génération de gardiens, en 1920 ! » Dans le temps, les maisons des maîtres de phare étaient nécessairement plus grandes que celles des gardiens. Ce temps est révolu. Désormais, faute de disponibilités, les gardiens actuels ne peuvent plus bénéficier d'un petit logement de fonction sur la côte. « Il aurait fallu un contrat pour déterminer la période d'occupation, affirme le responsable des phares. Maintenant, c'est difficile de revenir en arrière. » Selon lui, cela alimente le manque d'intérêt des gens pour ce métier.
Cet univers maritime si particulier, qui a tant fasciné cinéastes et écrivains, ne ferait-il plus rêver ? « C'est vraiment dommage, déplore-t-il, nous sommes considérés comme des souris. Le gardien joue un rôle central. Il faut beaucoup de métier, on ne devient pas gardien du phare du jour au lendemain. Et je ne sais pas qui prendra ensuite la relève... » En attendant, les deux gérants du lieu ne se laissent pas abattre. Ils apprécient ce rythme, entre la ville bruyante et leur havre de paix. Alors que Noureddine part au marché du coin, comme à son habitude, Mohammed glisse, en guise de conclusion : « Nous ne sommes que des locataires. J'ai une mission à remplir ici. Dès qu'elle sera terminée, je rentrerai à la maison pour de bon et la vie continuera. » Quant à la clé du phare, elle est déposée, depuis un siècle, au même endroit. A côté du courrier de la cité du phare, des machines devenues obsolètes, et de cette vieille radio rafistolée toujours en marche, elle trône, grande et dorée, clouée sur un pan du mur.
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