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Grand angle

L’orientalisme empathique d’Harry Gruyaert

29.09.2015 à 22 H 01 • Mis à jour le 12.10.2016 à 10 H 32 • Temps de lecture : 11 minutes
Par
PORTFOLIO.
Dès la fin des années 1960, ce photographe à la pâte pictorialiste a capturé un Maroc authentique, dont bien des aspects ont, aujourd’hui, disparu.

A soixante-quatorze ans, ce photographe belge est aujourd’hui considéré comme l’un des auteurs de photographie en couleurs les plus importants historiquement, ayant fortement marqué les générations l’ayant suivi. Une position confirmée par le conséquent succès remporté par l’importante rétrospective que lui a consacré, cet été, à Paris, la Maison européenne de la photographie.


Durant sa longue carrière, Harry Gruyaert a capturé les images de moult contrées : sa Belgique natale évidemment, mais également la France, les États-Unis, l’Angleterre, l’Italie, l’Allemagne, l’Inde, la Turquie et jusqu’à l’Union soviétique. Mais, à considérer ses propres dires autant que les nombreux écrits critiques consacrés à son œuvre, il semblerait bien que sa longue relation artistique avec le Maroc ait donné lieu à un des chapitres les plus majeurs et originaux au sein de l’ensemble de sa création.

Bio Express
Harry Gruyaert
1941
Né le 25 août à Anvers,
Belgique.
1963-1967
Travaille comme directeur
de la photographie
à la télévision flamande.
1969
Premier voyage au Maroc
qu’il visitera désormais régulièrement.
1974-1976
La série TV Shots (des clichés aux images troubles et aux couleurs acidulées d’écrans de télévision durant les Jeux olympiques de Munich), exposée à Paris, Bruxelles et New York,
connaît un grand succès.

Sur les pas de Delacroix et autre Matisse

Lorsqu’en 1969, cet enfant de la Flandre découvre le pays de l’Extrême-Couchant, il tombe tout aussitôt sous le charme de cet « accord splendide entre les formes, les gestes quotidiens et la nature », selon sa propre expression, laquelle n’est pas sans rappeler, en substance, certains passages des fameuses notes prises, en 1830, par Delacroix, lors de ce séjour au sein de l’Empire chérifien qui révolutionnera le rapport du grand maître aussi bien à la lumière qu’à la couleur.


On ne sait si Harry Gruyaert a consciemment inscrit ses pas dans ceux de ses illustres prédécesseurs que furent Delacroix, Matisse ou, dans une moindre mesure, Yves Klein. Toujours est-il que les clichés qu’il prend du Maroc, entre la fin des années 1960 et le début des années 2000, relèvent bien souvent d’une certaine tradition orientaliste. Et ce, aussi bien sur les plans de la palette chromatique utilisée (intense, saturée, privilégiant les couleurs primaires et les accords complémentaires au détriment de dégradés et autres tons sur tons évanescents), de la violence des contrastes entre ombres et lumières, du cadrage (décalé, préférant la superposition des plans aux dépens de la profondeur), que sur le plan du sujet (réduit, le plus souvent, au statut de motif).


Mais que l’on ne s’y trompe pas. Si Harry Gruyaert fait bien œuvre, dans sa production marocaine, d’orientalisme, il s’agit d’un orientalisme plus métaphysique qu’anecdotique. Bien qu’évidemment théâtrales, les scènes que le photographe immortalise sont assurément prises sur le vif et non posées. Les « tableaux » marocains de Gruyaert sont certes esthétisants, mais ils sont le fruit d’un regard empathique pour ne pas dire aimant. Ils ne sont jamais, au grand jamais, complaisants, encore moins condescendants.


Maintenant, que nous disent, à nous autres autochtones contemporains, ces clichés pas si anciens mais qui nous paraissent bien passés ? Nous sommes frappés par l’extraordinaire rapidité avec laquelle nous avons évolué, particulièrement au niveau du vêtement. Entre l’antique drapé noir que portaient les femmes du Sud jusqu’aux années 1970 et le désormais classique hijab citadin, en passant par la défunte jellaba bel-qob ou n-gab, que de changements sociétaux ! Des changements dont nul anthropologue n’a encore étudié les tenants et les aboutissants. Pour notre part, nous ne pouvons nous empêcher de regretter que nous soyions passés – en cette affaire comme en bien d’autres – d’une infinie variété de formes, de matières et de couleurs, à une désolante uniformisation. Au risque de passer pour d’affreux passéistes esthétisants, ce que nous sommes probablement.



HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Erfoud, 1976.

Le contraste est si fortement marqué qu’on a l’illusion d’une photographie en bichromie, déployant une subtile palette de gris. Ciment, chaux, pierre, terre,… les matières s’épousent pour former cette perspective infinie, menant vers un ciel crayeux. Où sommes-nous ? En quel siècle ? L’amphore portée sur l’épaule de la femme drapée de noir pourrait tout aussi bien être crétoise que carthaginoise, mycénienne même. Nous sommes plongés dans le silence d’une vieille, très vieille civilisation.



HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Région de Msemir, Haut-Atlas, 1976.

On dirait un très beau Majorelle. Pour ne pas gâcher l’extraordinaire harmonie d’ocres composée de l’horizon vallonné et des bâtisses en pisé – excroissance naturelle surgie du sol escarpé du premier plan –, le photographe a exclu du cadre le ciel. En effet, que viendrait faire, ici, tel bleu-gris ? En revanche, le rouge sang du serre-tête de la fillette est bienvenu en réponse au vert émeraude des vergers. Portant son jeune frère sur le dos, elle arbore une coiffure spécifique, destinée à signifier son état de prénubile : crâne semi-rasé et nouader pendants de chaque côté du visage. Celle qu’on imagine être sa mère porte une handira rayée d’ocre et de noir. Typique de la région, ce fin tissage en poil de chèvre est aujourd’hui particulièrement recherché des collectionneurs.



HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Souk à Erfoud, 1976.

Peut-on faire plus biblique qu’une Madone ? Une Madone vue de dos, certes, mais une Madone néanmoins. Et que l’Agneau ait été remplacé par cette somptueuse chèvre à l’élégante houppelande bicolore – qu’on croirait teinte pour l’occasion – ne fait que renforcer l’incroyable véracité que dégage cette scène qu’on croirait tout droit sortie de La Dernière tentation du Christ de Scorsese. En toile de fond : un mur en pisé craquelé. En réajustant sa melhfa noire, la Mère nous donne à voir l’Enfant innocent, saisi en son sommeil profond. Comment se fait-il qu’il soit emmitouflé dans cette fouta rayée de rouge et de blanc, si caractéristique du Rif, alors que nous sommes à Erfoud ? Les voies du commerce traditionnel sont tout aussi impénétrables que celles du Seigneur.



HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Moussem Aït Abrahim, Marrakech, 1977.

Comment ne pas penser à Matisse devant cette couverture en laine synthétique, de type « Mazafil », dont est si élégamment drapée la dame vue de dos du premier plan ? Ces couleurs chaudes, éclatantes, ces motifs floraux stylisés… A droite, la vieille dame pliée en deux, bien que vêtue de loques, exprime un air d’antique noblesse : la pauvreté, même extrême, n’est pas une honte en soi dans les sociétés précapitalistes. Appuyée sur son « bâton de pèlerin » – nous sommes dans le cadre d’un moussem –, il semblerait bien, à y regarder de près, qu’elle soit unijambiste. A gauche, assise à même le sol, au pied du portique du siyyed, une autre aïeule attend on ne sait quoi, on ne sait qui. Image poignante d’une foi immémoriale, syncrétique, associant paganisme et soufisme.



HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Arrêt de bus, Marrakech, 1980.

Quand la grande majorité des autocars sillonnant les routes marocaines n’étaient pas climatisés, n’offrant qu’un confort rudimentaire. A regarder cette vue partielle en gros plan, on se prend à ressentir la brûlure dans le dos et sur les mains, provoquée par le skaï et la barre des sièges surchauffés après une longue station du véhicule, à découvert, sous un soleil de plomb. Nous reviennent aux oreilles les braillements de la marmaille énervée par la fatigue du voyage. Nous remontent au nez les odeurs de mehracha et de sandwichs aux œufs durs, accompagnés de thé fumant, versé par le marchand ambulant d’une grande bouilloire ventrue en lamaniou, dans des verres Hayati. L’odeur de henné et de clou de girofle de la matrone ayant pris place, à côté, se mêle à celle émise par son compagnon de devant, engoncé dans sa double jellaba en laine, malgré la chaleur de l’été. Impressions d’enfance et de vacances : l’inconfort était gommé par un très fort sentiment d’insouciance.



HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Médina, Marrakech, 1991.

Au début des années 1990, dans les rues de la médina de Marrakech, il existait encore des ménagères marocaines, vacant sereinement à leurs occupations, habillées de la classique jellaba bel-qob ou n-gueb. Le n-gueb en question – appelé aussi l-tem – consistait en un simple mouchoir en voile de soie, naturelle ou synthétique selon la condition de la dame. Laquelle s’empressait généralement de retirer et son capuchon et son voile, dès qu’elle franchissait le seuil d’un intérieur, y compris hors cadre familial. Rappelons, aux plus jeunes et/ou aux moins avertis, qu’au départ, la jellaba était un vêtement strictement masculin. Les citadines marocaines n’ont commencé à la porter qu’à partir des années 1930 et ce, en lieu et place du traditionnel haïk blanc qu’elles ont jugé trop encombrant pour la vie moderne. La jellaba bel-qob ou n-gueb fut donc bel et bien un instrument de libération pour la Marocaine. Certains d’entre nous se souviennent de la vision – ô combien insolite – de ces nombreuses Marrakchies, habillées ainsi, sillonnant les principales artères du Guéliz, à bord de leur… vélomoteur.



HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Médina, Marrakech, 1976.

Violence du contraste ombre et lumière. Photographisme absolu. Les rayures horizontales du rideau métallique contrebalancent les diagonales aux épaisseurs diverses, balayant sensuellement murs et sols de cette ruelle marrakchie, reflets des traditionnelles canisses en osier ombrageant systématiquement, il n’y a pas si longtemps, les principales allées des médinas de Rabat, Fès ou Marrakech. La silhouette du jeune homme en vélo, à peine esquissée, ne réussit pas à troubler cette impression de « désert immobile » si caractéristique des après-midis d’été marrakchis.



HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Souk de Meknès, 1981.

L’image commence et se finit dans le noir. L’ombre ne laisse rien voir des visages des deux personnages. Ils ne sont là que pour encadrer de leur silhouette cette nature morte si vivante.
Le regard est immédiatement capté par l’immense vase translucide contenant les citrons confits – ce fameux hamed m-siyer dont ne saurait se passer nul tajine au poulet, tout comme il ne saurait se dispenser de ces olives rouges au goût si particulier, empilées dans ces vieilles bassines en métal émaillé. Mais l’affaire, ici, n’est pas tant gastronomique que chromatique. Autour du jaune citron, différents rouges se sont savamment disposés : outre celui des olives, notons celui du coulis de tomate en bocaux, le rouge du papier mural, celui du chandail du marchand, celui des fruits au premier plan, etc. Ici et là, une touche de vert tendre rééquilibre cette palette si contrastée, encadrée de noir.




HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Antiquaire, Marrakech, 2003.

L’intitulé est forcément ironique, venant de la part d’un photographe manifestement aussi cultivé. Antiquaire, ce petit bazariste ? Le photographe à la pâte pictorialiste si affirmée veut-il, par là, attirer notre attention sur la kitschissime palette de toiles de maîtres orientalistes reproduites en impression numérique dans on ne sait quel atelier chinois ? Où se situe le véritable Orient ? Dans ces visions dix-neuvièmistes fortement sexuées, soigneusement fantasmées au cœur d’ateliers européens qu’on imagine mal chauffés ? Ou, plus simplement, au détour d’une ruelle de la médina du Marrakech des années 2000 ?



HARRY GRUYAERT/MAGNUM PHOTOS

Médina, Tanger, 2007.

Le visage de ce mannequin de vitrine est supposé être dénué de toute expression. Il s’en dégage pourtant une infinie mélancolie. Placé au centre de la composition, il (elle) a l’air oppressé(e), comme pris(e) dans un étau. Un étau constitué d’innocents coupons de soie synthétique disposés, avec une certaine science, par familles de couleurs et d’imprimés. L’ensemble fait furieusement penser à quelque installation d’art contemporain, façon Hassan Hajjaj.


Enserré dans ce voile islamique moderne, coquet, quasi branché, le visage – ce visage interchangeable – est celui de toutes les jeunes musulmanes revendiquées de notre ère mondialisée. En voulant se singulariser par rapport à un Occident supposé culturellement impérialiste, elles ne font que participer activement au phénomène d’homogénéisation générale mondiale, au dépend des particularismes civilisationnels. En effet, où sont passés les somptueux  – et ô combien sophistiqués – drapés de nos grand-mères ?


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Par @jamal_boushaba
Réalisation :
Mohamed Drissi K. Direction artistique
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