Mohammed VI, discret financier du groupe de presse Les Afriques
L’objectif affiché était alors de produire de l’information financière fiable afin de favoriser le développement des investissements sur le continent. Trois pôles de rédaction ont été créés, à Casablanca (finance), Alger (économie) et Dakar (gestion publique et coopération), ainsi qu’un bureau à Genève pour éditer les contenus et une filiale à Paris chargée de la distribution.
Après le lancement du premier numéro, à l’été 2007, les dirigeants du groupe ont été approchés par Abderrazzak Sitaïl, « C’est Adama Wade, le journaliste en charge de la rédaction casablancaise, qui nous a présentés », se rappelle Dominique Flaux. Directeur du cabinet de communication Téléstratégie, basé à Casablanca, l’entrepreneur marocain était intéressé par une prise de participation dans la société éditrice des Afriques. Il entre dans le tour de table (10 %) en octobre 2007 à l’occasion d’une première augmentation de capital et lance dans la foulée une édition Maroc de l’hebdomadaire, co-produite par une société qu’il a créée à cette occasion, Atlas Publication.
Sitaïl prend le contrôle des Afriques
Les débuts du nouveau groupe de presse sont difficiles en termes de recettes publicitaires et nécessitent des augmentations régulières de capital, souscrites principalement par Abderrazzak Sitaïl et la société de Dominique Flaux, Sequence Medias, obligée de « remettre au pot » pour ne pas se laisser diluer. « M. Sitaïl avait exprimé dès le départ son intention de devenir majoritaire, bien que nous souhaitions conserver un actionnariat éclaté », explique aujourd’hui l’initiateur du projet.
Le début de l’année 2010 signe la prise de contrôle définitive d’Abderrazzak Sitaïl, qui injecte plus d’un million de francs suisses (800 000 €) dans le capital de la société éditrice des Afriques et porte ainsi sa participation de 37,3 % à 70,1 %. Déjà président du conseil d’administration, il devient directeur général du groupe, chargé de mettre en œuvre un nouveau plan de développement. Dominique Flaux, lui, se désengagera du projet peu de temps après pour lancer l’agence africaine en ligne d’informations économiques et financières Ecofin.
Le détail de la prise de contrôle d’Abderrazzak Sitaïl sur le groupe Les Afriques soulève toutefois des questions. Contrairement aux augmentations de capital précédentes, cette injection de fonds n’a pas été réalisée par l’entrepreneur lui-même mais par une holding luxembourgeoise, Logimed Investments Sarl. Une structure créée pour l’occasion à travers une société-écran basée aux Iles Vierges Britanniques, Pallister Holdings, qui en était l’actionnaire unique, et gérée par une fiduciaire du Grand Duché.
Les comptes de l’année 2010 de Logimed Investments révèlent que la holding luxembourgeoise a reçu cette année-là un prêt sans intérêts, remboursable à plus d’un an, d’un montant total de 1 150 000 euros. L’argent qui lui a permis de prendre le contrôle du groupe Les Afriques.
Ce n’est qu’un an plus tard, en avril 2011, qu’Abderrazzak Sitaïl apparaît officiellement dans l’actionnariat de Logimed Investments aux côtés de Pallister Holdings. En juin 2014, la société-écran des Iles Vierges Britanniques quitte définitivement le tour de table de la holding luxembourgeoise en cédant ses parts restantes à l’entrepreneur marocain.
Une « avance » de SMCD Limited
D’où viennent les fonds « prêtés » en 2010 à Logimed Investments ? L’enquête mondiale sur les « Panama Papers », lancée par le Süddeutsche Zeitung et coordonnée par le Consortium International des journalistes d’investigations (ICIJ) apporte la réponse : SMCD Limited. Ce véhicule d’investissement, créé en 2005 aux Iles Vierges Britanniques par le cabinet panaméen Mossack Fonseca à la demande de Dextima Conseils, une société fiduciaire suisse spécialisée dans le conseil fiscal, a été liquidé en 2013. Son actionnaire unique était une société-écran basée au Costa Rica, Amway Holding, régulièrement utilisée par Dextima Conseils pour masquer l’identité réelle de ses clients.
Le véhicule d’investissement a également pris une participation en 2008 dans le capital d’Alliances Développement Immobilier (ADI), fondé et dirigé par Mohamed Alami Nafakh-Lazrak, à l’occasion d’un placement privé réalisé quelques mois avant l’introduction du promoteur à la bourse de Casablanca. Les correspondances entre Dextima Conseils et Mossack Fonseca, consultées par Le Desk, révèlent par ailleurs que SMCD Limited disposait de plusieurs comptes domiciliés auprès de la banque suisse UBS. Lors de la liquidation du véhicule en 2013, ses comptes ont été transférés à une autre société des Iles Vierges Britanniques, Langston Group SA. Mossack Fonseca a alors demandé des détails sur un « prêt » de 1 150 000 € octroyé par SMCD Limited à la holding luxembourgeoise Logimed Investments et qui a été lui aussi transféré à Langston Group. Dans sa réponse datée de mai 2013, un des gestionnaires de Dextima expliquait : « Il n’y pas de contrat de prêt établi, il s’agit d’une avance ». Mossack Fonseca a donc formalisé le transfert en rédigeant un accord (« loan transfer ») entre SMCD Limited et Langston Group. Les conditions de remboursement n’ont pas été précisées mais les comptes 2013 de Logimed Investments – les derniers déposés au greffe du Luxembourg – indiquent qu’à cette date, les gérants de la holding n’avaient pas encore commencé à rembourser le prêt. Dans quel cadre ces 1,15 million d’euros ont-ils été virés au Luxembourg ? Contactés par Le Desk, ni Hicham Naciri, avocat du secrétariat particulier de Mohammed VI, ni Abderrazzak Sitail n’ont répondu à nos questions. Au Maroc, l’actuel patron du groupe Les Afriques n’est pas une figure connue du grand public. Né en 1963 à Bourg-La-Reine, en banlieue parisienne, il s’est installé dans le royaume au début des années 90, dans le sillage de sa sœur cadette Samira, une jeune journaliste qui est rapidement devenue une présentatrice vedette de la télévision marocaine, à la RTM puis à 2M. Abderrazzak Sitaïl, lui, n’avait pas encore envisagé une carrière dans les médias. Après des études en France de gestion et de management, il s’était lancé dans le secteur des systèmes d’information. A son arrivée au Maroc, il a créé une société d’informatique, Esicom Maroc. Mais c’est sa sœur Samira, devenue en 2001 la patronne de l’info sur la chaine 2M, communicante attitrée du pouvoir et réputée proche du puissant conseiller royal Fouad Ali El Himma, qui va l’introduire dans les salons casablancais et rbatis, lui permettant de développer un cabinet conseil en communication stratégique nommé Téléstratégie. Le site internet de son cabinet le présente par ailleurs « en tant que fondateur du mouvement Mat Quich Bladi » (Touche pas à mon pays), créé en 2003 suite aux attentats du 16 mai à Casablanca et décrit à l’époque comme spontané et issu de la société civile. Un mouvement « réactivé » en 2011 pour contrer la contestation populaire : à peine 48h avant la première marche du 20 février, ses initiateurs appelaient ses membres et sympathisants à ne pas manifester, dénonçant « un mimétisme inacceptable avec les événements en cours au Maghreb et au Moyen-Orient ». Selon les emails dévoilés en 2014 à travers le compte « Chris Coleman », Abderrazzak Sitail a participé à la campagne de Matkich Bladi pour le « oui » au référendum constitutionnel de 2011, dont l’affiche, confectionnée par l’agence Mozaik, lui a été envoyée par mail. Il l'a transférée à sa sœur Samira qui l'a elle-même transférée à l’adresse email attribuée à Mourad El Ghoul, le directeur de cabinet du patron de la DGED Yacine Mansouri. En prenant le contrôle de l’hebdomadaire Les Afriques, Abderrazzak Sitail accompagne le mouvement lancé ces dernières années par le roi Mohammed VI à destination du continent et basé sur le développement du « soft power » marocain. En 2013, le nouveau patron de presse a d’ailleurs lancé Les Afriques Diplomatie, présenté comme un « mensuel d’analyse géostratégique et géopolitique destiné à tous les décideurs qui s’intéressent au continent africain ». Si les fondateurs du groupe Les Afriques envisageaient au départ de lancer une version anglophone de l’hebdomadaire financier, c’est bien sur le marché francophone – qui correspond à la sphère d’influence actuelle du royaume – que le groupe d’Abderrazzak Sitaïl tente aujourd’hui d’assurer sa position. Les concurrents sont nombreux : le média spécialisé Financial Afrik, piloté depuis Nouakchott et Dakar, mais surtout les groupes de presse basés à Paris, comme le leader du marché, Jeune Afrique, le mensuel Afrique Magazine ou les éditions africaines « online » lancées ces dernières années par plusieurs rédactions françaises (Slate.fr, Le Monde, Le Point), attirées par un lectorat francophone en pleine expansion sur le continent… et la manne publicitaire correspondante. D’autres projets « Made in Morocco » ont vu le jour dans le sillage du rachat des Afriques par Abderrazzak Sitail, menés là encore par des hommes d’influence : Ahmed Charai qui a rebaptisé son hebdomadaire L’Observateur du Maroc & d’Afrique et qui a lancé fin 2014 son nouveau magazine Pouvoirs d’Afriques. Ou le lobbyiste Abdelmalek Alaoui, propriétaire de la franchise marocaine du Huffington Post et qui a, selon nos informations, mené des négociations avec le journaliste Nicolas Beau pour intégrer le tour de table du site Mondafrique puis avec La Tribune pour lancer une version africaine du quotidien économique, sans résultat concret jusqu’à présent.Les connexions de la famille Sitaïl
L’ambition africaine du Royaume
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