PLF 2019: le dur apprentissage de la politique économique
Chaque année, les débats s’enflamment à l’occasion du vote de la loi de finances. Chaque année, ce sont les mêmes sémantiques qui sont utilisées, les mêmes rituels qui sont suivis et les mêmes arbitrages qui sont obtenus. Signalons au passage que ce sont aussi les mêmes transgressions aux principes de la démocratie qui sont constatées, avec leur lot de discussions superficielles et stériles qui ne vont pas au fond des vrais problèmes économiques et sociaux de la nation et leur lot de manquements des ministres « gâtés » au statut dérogatoire qui snobent avec condescendance la représentation nationale. Avec à la clé, les mêmes résultats, très modestes, qui sont constatés au grand dam des citoyens et des entreprises. Les lois de finances se suivent et se ressemblent, sans qu’elles ne parviennent à transformer les équilibres, ou plutôt les déséquilibres, économiques et sociaux de notre pays. Par-delà ce constat partagé par tous les citoyens avertis et tous les décideurs de bon sens, trois questions essentielles doivent être posées :
- Finalement, quelle est l’utilité d’une loi de finances ? A quoi doit-t-elle servir et quelle est sa finalité ultime ? (1ère Partie)
- Quelle est la valeur ajoutée réelle de la loi de finances 2019 dans sa version actuelle ? Va-t-elle changer quelque chose dans la vie des citoyens marocains et dans l’activité des TPME ? (1ère Partie)
- Que devraient être, dans un environnement rationnel et respectueux des exigences de la démocratie, les mesures de réforme à prévoir dans la loi de finances 2019 ? (2ème & 3ème Partie).
PARTIE I
La finalité ultime d’une loi de finances
On confond souvent dans notre pays loi de finances et budget. Cette confusion n’est pas le fruit du hasard mais la conséquence d’une longue tradition historique privilégiant une pratique dévoyée des politiques publiques où le budget domine la loi de finances, où l’impératif comptable prime sur l’exigence économique et sociale, où la facilité de complaire aux bailleurs de fonds internationaux et aux agences de rating supplante les devoirs politiques des gouvernements vis-à-vis de leurs administrés. Le premier sentier, celui de l’approche budgétaire, est plus aisé et permet aux politiques de se défausser de leurs responsabilités pour les confier aux technocrates qui décident in fine sans aucune pression de la sanction du suffrage universel. Le service de l’intérêt général des citoyens, dont l’unique baromètre est l’urne, cède le pas au service des carrières individuelles et des intérêts des puissants. La seconde voie, qui est hautement plus complexe et infiniment plus exigeante, requiert une combinaison subtile de compétences économiques et techniques, de vision politique et d’audace personnelle, trois qualités absolument indispensables pour pouvoir assumer des choix structurants et réformateurs de politique économique. Un chemin de croix en quelque sorte qu’il faut accepter de braver si l’on veut conduire une politique économique réellement utile au pays, aux citoyens et aux agents économiques et, finalement, si l’on veut véritablement transformer le modèle de développement de la nation. Si le budget décrit, pour une année, l'ensemble des recettes et des dépenses budgétaires de l'Etat, la loi de finances est plus globale et traite de l’ensemble des dimensions économiques, sociales, culturelles, financières, juridiques et fiscales des politiques publiques. Outre le pilotage et la maîtrise des finances publiques, la loi de finances détermine, pour un exercice, d’une part, la nature, le montant et l'affectation des ressources et des charges de l'Etat, ainsi que l'équilibre budgétaire et financier qui en résulte et, d’autre part, elle tient compte d'un équilibre économique et social défini, ainsi que des objectifs et des résultats des programmes publics qu'elle détermine. La loi de finances est donc par excellence l’instrument par lequel l’État, les collectivités territoriales et les établissements et entreprises publics (EEP) vont définir leurs choix de politique économique, hiérarchiser leurs priorités et les traduire en moyens d’action.
Le projet de loi de finances 2019, comme la plupart des lois de finances antérieures, ignorent grandement cette fonction de politique économique. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’on songe que depuis son indépendance, le Maroc n’a jamais eu d’économiste à la tête du ministère de l’économie et des finances, à l’exception de deux d’entre eux sur plus d’une vingtaine au total (vingt et un précisément), l’un chef d’entreprise par ailleurs et l’autre professeur universitaire d’obédience de gauche dans une fonction parallèle à son activisme politique. Les autres ministres ont des profils disparates, de l’homme d’affaires à l’avocat, au haut fonctionnaire ou au politicien généraliste, en passant par des ingénieurs ou des informaticiens ! Pourtant la connaissance de la pensée économique et la maîtrise des théories économiques, qu’elles soient libérales classiques, néoclassiques ou monétaristes, marxistes, keynésiennes ou néo-keynésiennes, sont très utiles à la conduite des politiques économiques. Elles permettent de fournir des explications alternatives aux problèmes économiques contemporains et de mieux comprendre le fonctionnement des circuits économiques. Elles remettent au goût du jour les trois grandes fonctions économiques de l’Etat. D’abord, la fonction d’allocation à travers les investissements publics qui présentent une dimension stratégique en termes de croissance sur le long terme. Ensuite, la fonction de redistribution au moyen de prélèvements obligatoires modifiant la répartition primaire des revenus pour assurer une certaine justice sociale. Et, enfin, la fonction de régulation couvrant les politiques économiques conjoncturelles mises au service du carré magique cher à l'économiste keynésien Nicholas Kaldor et destinées à stimuler la croissance, assurer l’emploi, contenir l’inflation ou redresser le solde de la balance des transactions courantes par une action sur le budget, la monnaie ou le taux de change. Cette connaissance et cette maîtrise permettent de percevoir les interactions entre les grands agrégats de la macroéconomie et de saisir les liens conceptuels et pratiques entre les politiques budgétaires, fiscales, monétaires, de croissance et d’emploi et, finalement, d’éviter les erreurs ou les incohérences de choix de politique économique. On voit bien que la capacité de penser et de conduire une politique économique n’est pas un exercice d’improvisation mais un dur apprentissage, qu’on ne peut laisser au gré d’une conjoncture politicienne propulsant des profanes au plus haut niveau de la responsabilité économique de l’Etat.
Loi de finances 2019 : Des éléments de langage déformant la réalité
Le gouvernement aime à présenter le projet de loi de finances 2019 comme étant un tournant social dans sa politique économique. Les arguments avancés portent sur l’augmentation du budget général des ministères à vocation sociale comme l’éducation nationale (+ 2.75 milliards DH soit +4.6 %) ou la santé (+ 1.54 milliard DH soit +10.4 %), ainsi que l’instauration d’une contribution sociale de solidarité de 2.5 % sur les bénéfices mise à la charge des sociétés réalisant un bénéfice net égal ou supérieur à 40 millions DH sur 2 exercices consécutifs. D’autres marqueurs sont mis en exergue comme « le soutien à l’investissement privé à travers l'adoption d’une nouvelle charte de l'investissement, la réforme des CRI, l'amélioration du climat des affaires et l'appui aux PME ». La poursuite des « réformes structurelles traitant de la justice, la régionalisation avancée et l’administration publique » relève aussi des priorités du gouvernement, comme le « maintien des équilibres macro-économiques » marqués par une conjoncture économique difficile attendue en 2019 avec un taux de croissance de 3.2 % et un déficit budgétaire de 3.3 %. Quelques nouvelles dispositions fiscales sont introduites, comme la réduction du taux intermédiaire de l’IS de 20 % à 17.5 % et la hausse du taux supérieur de 31 % à 32 % pour les bénéfices supérieurs à 1 million DH, l’augmentation de la cotisation minimale de 0.50 % à 0.75 %, la suppression de l’abattement de 40 % sur les revenus locatifs et l’institution d’un prélèvement au taux libératoire de l’IR de 10 % pour les revenus fonciers de moins de 120 000 DH par an ou 15 % au-delà de ce seuil, l’instauration d’une cotisation minimale de 3 % sur l’excédent du prix de cession des résidences principales occupées pendant plus de 6 ans par rapport à un seuil de 4 millions DH, la hausse de 50 % de la TIC sur les boissons gazeuses ou non gazeuses contenant du sucre, l’application d’un abattement de 60 % sur les bénéfices distribués par les OPCI, etc.
Par-delà les quelques mesures budgétaires ou fiscales relevant plus de la cosmétique que de la politique économique, force est de constater que le projet de loi de finances 2019 n’a aucune velléité à proposer des solutions aux grands maux de l’économie marocaine, ni aucune ambition de transformation. Les nombreuses fractures économiques et sociales du Maroc ne semblent trouver aucun début de solution réelle, comme si le gouvernement renonçait par avance face à l’adversité, échaudé qu’il est par l’énormité des enjeux à relever et la puissance des freins aux réformes :
- Un rythme de croissance économique limité à 3 %, au moment où les organismes internationaux et les instituts nationaux s’accordent sur la nécessité de porter ce taux à 6 % au moins durant deux ou trois décennies sans aucune discontinuité, pour espérer rattraper partiellement le retard de richesse par rapport à nos voisins immédiats de la rive nord de la Méditerranée.
- Des stratégies sectorielles qui ont permis de diversifier l’économie nationale, de faire émerger des « métiers mondiaux » et de trouver de nouveaux relais pour le développement des exportations, mais qui suscitent de grandes interrogations sur leur capacité à compenser le déclin des secteurs traditionnels, créer suffisamment de nouveaux emplois au regard des faibles taux d’intégration, produire des externalités positives au profit du tissu des PME et TPE locales et rééquilibrer la balance commerciale du Maroc.
- Une machine à distribuer du crédit bancaire en panne depuis plusieurs années, qui demeure rebelle à tous les remèdes qui lui ont été administrés par la banque centrale et le ministère de l'économie et des finances les banques ayant réussi à immuniser leur compte d’exploitation grâce aux privilèges d’un positionnement oligopolistique, une réglementation qui leur est favorable avec abus les exonérant de la rémunération des dépôts à vue, une opacité et un déséquilibre dans la facturation des agios, commissions et frais appliqués aux particuliers et aux TPME et une forte exposition de leurs actifs aux placements en bons du Trésor, privilégiant le financement du déficit public à celui de l’économie réelle.
- Un marché boursier en mort clinique qui rebute tant les épargnants, les investisseurs institutionnels et les fonds d’investissements « Emerging Markets », que les entreprises qui refusent obstinément la cotation à la Bourse de Casablanca en dépit des avantages financiers, fiscaux, juridiques et marketing que l’accès au marché boursier leur procure.
- Des finances publiques gravement dégradées en raison d’une dette publique qui devient insoutenable et frôle les 1000 milliards DH selon la Cour des comptes (970 milliards DH précisément) malgré la faible qualité des services publics, des administrations publiques qui refusent de se réformer aggravant le poids des charges de fonctionnement de l’Etat et des collectivités territoriales et, enfin, des EEP contre performants et lourdement endettés détruisant près de 130 milliards DH de valeur en moins d’une décennie (2010 à 2018), compte non tenu des produits des taxes parafiscales instituées à leur profit (4 milliards DH sur le seul exercice 2017).
- Un système fiscal inefficace et injuste générant peu de recettes pour l’Etat (autour de 21 % du PIB ou 24 % y compris les autres prélèvements obligatoires, contre une moyenne européenne de 40 %) et témoignant de l’incapacité des pouvoirs publics à lutter contre l’évasion et la fraude fiscales, à rationaliser les dépenses fiscales (34 milliards DH) et à appliquer fidèlement les dispositions constitutionnelles (articles 39 et 40 de la Constitution) d’égalité des citoyens devant l’impôt (étroitesse de l’assiette fiscale, acceptation tacite du fait accompli de l’économie informelle, prélèvements à la source à taux libératoires, multitude d’exonérations et de dérogations, faible progressivité de l’impôt, absence de taxation du capital non productif…).
Aucune des six problématiques structurelles de l’économie marocaine que nous venons d’énoncer, ne trouve dans le projet de loi de finances 2019 un début de commencement de solution. Pourtant, il faudra bien un jour ou l’autre s’y attaquer sérieusement. D’autant plus que les Marocains expriment de plus en plus leur impatience et leur colère, parfois même de façon violente.
PARTIE II
La loi de finances 2019 dans un monde moins imparfait
Dans un monde parfait, ou plutôt moins imparfait, la loi de finances 2019 devrait jeter les bases de la transformation du modèle de développement économique et social du Maroc, d’autant plus que le gouvernement est à sa troisième loi de finances , après celles de 2017 (héritée de la fin du mandat du gouvernement Benkirane) et 2018, toutes au demeurant incolores, inodores et sans saveur, et que les appels du Souverain à cette transformation deviennent de plus en plus insistants. Trois exercices sur un mandat législatif de cinq années (mais six lois de finances) sont déjà perdus !
Il serait trop fastidieux de lister l’ensemble des mesures que devrait contenir la loi de finances 2019, car cela reviendrait à réécrire toute la politique économique du gouvernement. Mais il est utile d’indiquer quelques principes directeurs et quelques mesures phares susceptibles de redonner confiance aux citoyens, de remonter le moral des agents économiques et de leur démontrer que le gouvernement est désormais aux commandes de l’économie nationale et pleinement engagé dans la transformation du pays.
L’art de la politique économique est d’abord une question de méthode
Le gouvernement doit changer de méthode en cessant les valses hésitations d’une loi de finances à une autre et en figeant une bonne fois pour toutes ses choix économiques structurants dans la loi de finances 2019. La confiance est au fondement de toutes les décisions économiques. Sans elle, il n'y a point d'investissement, de consommation, de crédit bancaire ou d'embauches. L’instabilité fiscale et budgétaire vient justement rogner cette confiance et, in fine, entraver l’acte d’investissement. A défaut d’avoir pris les décisions de réforme nécessaires à la relance et à la modernisation de l'économie marocaine dans les cent premiers jours de son investiture, le gouvernement devra travailler sans relâche, écouter, consulter, expliquer, négocier et finalement trancher avant la fin de cette année en assumant ses responsabilités et en les formalisant dans la prochaine loi de finances. Il faudra ensuite inscrire dans le marbre la stabilité fiscale sur toute la période restant du mandat électoral. Les deux lois de finances ultérieures, celles de 2020 et 2021, ont vocation à être des lois fiscales et des budgets de continuité, d'ajustement et d'adaptation aux fluctuations du cycle économique.
Remettre de l’ordre dans les finances publiques
La dépense publique, qui atteint des sommets himalayens avec 443 milliards DH prévus en 2019 soit 41 % du PIB, doit être revue de fond en comble. Est-il normal que le premier poste du budget général de l’Etat, totalisant 346 milliards DH y compris l’amortissement de la dette publique pour 39 milliards DH, soit le service de la dette (67 milliards DH), suivi de la sécurité intérieure et extérieure (63 milliards DH), de l’éducation nationale (62 milliards DH), puis très loin derrière de la santé (16 milliards DH) ? Cette hiérarchie budgétaire correspond-t-elle à la hiérarchie des besoins des Marocains ? Il est permis d’en douter ! Devons-nous nous inspirer du modèle autoritaire turc qui consacre autant à sa sécurité intérieure et extérieure qu’à l’éducation de sa population (près de 10 milliards € pour chacune de ces deux missions ), ou plutôt du modèle français qui fait un choix totalement contraire (62.3 milliards € à la défense & sécurité et 99.3 milliards € à l’éducation & recherche, soit respectivement 14.0 % et 22.2 % du budget général de l’Etat), bien que la France soit la 6ème puissance militaire dans le monde et détienne 300 ogives nucléaires. La hiérarchie budgétaire doit donc être reconsidérée au Maroc. Un plan de réorganisation des priorités budgétaires doit être défini et déployé sur un horizon à moyen terme. Des transferts massifs de budgets doivent être opérés vers l’éducation, la recherche, la santé, le soutien à l’emploi, l’habitat, la culture et le sport.
En même temps que se feraient ces nouveaux arbitrages budgétaires, il sera indispensable de mener une double action par ailleurs. D’une part, réduire les charges de personnel (112 milliards DH) de la fonction publique en élaborant avec le concours des administrations centrales et des élus locaux un programme de baisse progressive des effectifs de la fonction publique nationale et territoriale (en rapport avec les départs naturels à la retraite) et de maîtrise des charges de fonctionnement, accompagné d’un plan de restructuration, de modernisation et de digitalisation. D’autre part, déployer une gestion plus dynamique de la dette publique intérieure en identifiant les sources d’économies et de réduction du coût de financement, notamment à travers une dose de monétisation de la dette et une politique monétaire de baisse drastique du taux directeur, et restructurer la dette publique extérieure en renégociant les conditions de son remboursement avec les créanciers bilatéraux et les institutions financières internationales (réduction du taux pour alléger le coupon d’intérêt, rééchelonnement de la dette en allongeant la durée de remboursement, haircut de la dette, conversion en investissements directs, swaps devises dirham).
Cette politique de remise en ordre des finances publiques doit être hissée au plus haut niveau des priorités économiques de la nation. D’où l’intérêt de confier cette mission à un Conseil de modernisation des finances publiques, présidé par le Souverain en personne. Le secrétariat de ce Conseil serait assuré conjointement par le titulaire d'un ministère reconfiguré du Budget, des comptes publics, de la fonction publique et de la réforme de l'Etat, et par un Inspecteur général des finances publiques qui serait placé sous l'autorité hiérarchique du Président de la Chambre des représentants et fonctionnelle du Chef de gouvernement.
Moderniser l’Etat actionnaire
Les performances des EEP sont mitigées comme chacun le sait. Si certains arrivent à tirer leur épingle du jeu comme l’OCP qui réalise 4.6 milliards DH de bénéfices en 2017, beaucoup d’autres sont en revanche en graves difficultés. Les rapports de la Cour des comptes et du ministère de l’économie et des finances donnent, à cet égard, des informations assez édifiantes. Certains EEP sont fortement endettés comme la Société Nationale des Autoroutes du Maroc (38.4 milliards DH), l’OCP (46.2 milliards DH) ou l’ONEE (58.3 milliards DH), tandis que d’autres affichent la double peine d’un endettement élevé et d’une profitabilité médiocre : MASEN (19.5 milliards DH de dettes de financement et 289 millions DH de perte nette), l’ONCF (34.4 milliards DH et -614 millions DH respectivement). A ce panorama peu élogieux, s’ajoutent les cas problématiques de la RAM (bénéfice net de 17 millions DH en 2017 !), dont le top management suscite de grandes interrogations sur sa capacité à maîtriser un contexte de tensions sociales exacerbées au sein de la compagnie aérienne nationale, de la CDG qui affiche un ROE de moins de 0.4 % (86.5 millions DH de profits en 2017 pour 22.0 milliards DH de fonds propres) ou de l’ONCF dont les perturbations à répétition causées aux voyageurs viennent se cumuler aux doutes sur la rentabilité de la LGV (23 milliards DH d’investissements) du fait des prix pratiqués (149 à 224 DH pour le trajet Casablanca-Tanger en seconde classe) et du trafic prévisionnel annoncé (6 millions de passagers).
Globalement, le portefeuille public détruit de la valeur pour la nation. Les EEP ont versé en 2017 à l'Etat 7.9 milliards DH de produits de participations, dividendes et redevances de monopole, mais ont reçu en retour 28.8 milliards DH de subventions et 4.0 milliards DH de taxes parafiscales concédées. Le transfert net du budget général coûtera donc à la collectivité nationale la bagatelle somme de 25 milliards DH. Sur la période 2010-2018, le cumul des transferts nets de l’Etat aux EEP dépassera allègrement le seuil de 130 milliards DH (hors taxes parafiscales). Nous sommes donc face à un véritable gouffre pour les finances publiques, auquel la politique économique doit mettre un terme.
Pour parvenir à cet objectif, il sera nécessaire de créer une Agence nationale dédiée aux EEP, pilotée par un Haut-Commissaire aux participations publiques, dont la mission est de professionnaliser l’Etat actionnaire en organisant plus efficacement ses relations avec les EEP. Cette Agence se chargera de préparer la désignation des dirigeants des EEP au seul critère de l'expertise et du mérite leur performance devant être régulièrement évaluée par des pairs à l'indépendance et l'impartialité incontestées. L’Agence développera les synergies, renforcera les économies d'échelle et favorisera les mutualisations de moyens entre les EEP. Elle valorisera les participations de l'Etat, défendra ses intérêts patrimoniaux, améliorera la coordination interministérielle et mettra sa politique actionnariale au service de sa stratégie économique, industrielle et sociale. Une doctrine de gestion active des participations de l'Etat permettra d’accroître dans le long terme la valeur de ses participations, tout en s'attachant à promouvoir une stratégie industrielle globale, qui accompagne les évolutions réglementaires décidées par la représentation nationale ou induites par l'environnement international. Cette doctrine anticipera les enjeux industriels des entreprises et mènera une réflexion stratégique sur l'évolution des secteurs et des filières. Elle tiendra compte des contraintes budgétaires, comme elle traitera des problématiques de réindustrialisation du pays, de développement des exportations et de transition technologique et écologique.
Réformer le système fiscal
Un gouvernement qui n’arrive pas à recouvrer suffisamment de recettes fiscales est condamné à l’échec, car il ne pourra pas assumer les fonctions régaliennes dans un contexte national (et international) où l’Etat-providence revient puissamment en force. Les attentes légitimes des citoyens sont considérables mais sont contrariées par le paradoxe du système fiscal marocain : des taux d’imposition élevés avec un faible rendement de l’impôt ! Rappelons que le taux de pression fiscale est de l’ordre de 24 % au Maroc, contre une moyenne de 40 % dans l’U.E ou 41.3 % dans l’Euroland, 23.8 % en Irlande et autour de 30 % dans les pays de l’Europe de l’est où les taux d’imposition sont beaucoup plus faibles que dans notre pays. La Roumanie (26,0 %), devant la Bulgarie (29,0 %), la Lituanie (30,2 %), la Lettonie (31,6 %) et la Slovaquie (32,4 %) ont enregistré les ratios les plus faibles. A l’autre extrémité de l’échelle, ce sont la France (47,6 %), le Danemark (47,3 %) et la Belgique (46,8 %), suivis de la Suède (44,6 %), de la Finlande (44,3 %), de l’Autriche et de l'Italie (42,9 % chacun) ainsi que de la Grèce (42,1 %), qui présentent les taux de pression fiscale les plus élevés. Nous avons donc au Maroc un potentiel d’au moins 100 milliards DH supplémentaires d’impôts, que l’on devrait parvenir à recouvrer chaque année si notre système fiscal était aussi efficient qu’en Europe. L’origine de ce paradoxe est connue de tous (évasion et fraude fiscales, dérogations fiscales, étroitesse de l’assiette, faible progressivité de l’impôt…), mais la loi de finances 2019, comme les précédentes, n’apporte aucune réponse à cette lourde problématique. Trouver la solution appropriée à ce paradoxe fiscal est un passage obligé pour une transformation du modèle de développement économique et social du pays.
Il est même surprenant de constater que les décisions fiscales adoptées par les gouvernements successifs vont à contre-sens de ce que devrait être une bonne politique fiscale. Plusieurs exemples permettent d’illustrer ce propos. Citons d’abord le report de l'imposition effective du secteur agricole à l'année 2020 à travers un système dégressif en fonction du seuil de chiffre d’affaires annuel (de 35 à 5 millions DH), instauré par la loi de finances 2014 sans mettre en place des modalités de taxation des groupes d'entreprises. Cette décision a donné aux grands exploitants agricoles suffisamment de temps pour restructurer leurs domaines en petites exploitations de moins de 5 millions DH de chiffre d'affaires annuel, afin d’échapper à l'impôt en toute légalité. Citons aussi la contribution libératoire sur les avoirs financiers et actifs immobiliers détenus à l'étranger établie par la loi de finances 2104. Cette amnistie généralisée et indifférenciée a permis au grand banditisme de la fraude fiscale, du blanchiment de corruption dans la haute fonction publique et de la fuite des capitaux, de se faufiler discrètement parmi les petits épargnants en bénéficiant des mêmes conditions d'option et des mêmes taux libératoires. Autre exemple édifiant : la suppression par la loi de finances 2015, soit un an après son entrée en vigueur, de l'obligation de transparence comptable fixée aux commerçants imposés au régime forfaitaire qui bénéficiaient auparavant d’une dispense de tenue de comptabilité. Cette mesure a profité sans discernement à tous les profils de contribuables, dont certains sont des grossistes réalisant un chiffre d'affaires annuel de plusieurs dizaines, voire centaines, de millions de dirhams. Parlons également de la possibilité donnée aux filiales de multinationales de conclure avec la DGI un accord préalable sur les prix de transfert, pour rassurer leurs maisons mères en sécurisant le montant de l'assiette fiscale. Le scandale LuxLeaks et les rescrits fiscaux luxembourgeois accordés aux multinationales, qui est une affaire du même genre, a failli emporter avec elle le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker qui était au moment des faits le premier ministre du Luxembourg. Signalons, enfin, la mesure prévue dans le projet de loi de finances 2019 qui supprime l’abattement de 40 % sur les revenus fonciers et institue une retenue à la source au taux libératoire de 10 % ou 15 %. Cette disposition est une démission face à la fraude des grands rentiers locatifs et un abandon en rase campagne du principe d’équité fiscale et de progressivité de l’impôt.
Nombreuses sont les décisions de politique fiscale que devrait contenir la loi de finances 2019. Il serait impossible de les lister ici de façon exhaustive. Mais quelques mesures absolument prioritaires doivent être mentionnées, comme la création d’un Conseil supérieur des prélèvements obligatoires chargé d’apprécier l’évolution et l’impact économique, social et budgétaire des ressources fiscales et de l’ensemble des prélèvements obligatoires, comme de formuler des recommandations à moyen terme en relation avec la politique fiscale et la gestion des finances publiques. Ou l’élargissement de l’assiette de l’impôt en réduisant significativement les exclusions du champ d’application et les exonérations, la remise en cause des dépenses fiscales à l’aulne de leur valeur ajoutée économique et sociale réelle et non point supposée, ainsi que l’alignement progressif des taux d’imposition des revenus non salariaux sur ceux des revenus salariaux, la suppression des systèmes de retenue à la source libératoires à taux réduits et la refonte du barème de l’impôt sur le revenu en relevant le seuil de la première tranche d’imposition à 45 000 dirhams annuellement, en allégeant les taux des tranches intermédiaires, en augmentant ceux des tranches élevées et en créant un taux marginal de 50 % pour les très hauts revenus (supérieurs à 2.5 millions de dirhams par an). Ou encore la systématisation de l’examen contradictoire des dépenses non professionnelles des contribuables fortunés, lorsqu’elles sont en incohérence avec le revenu global annuel déclaré (application effective des articles 29 et 216 du CGI). Il faudra également augmenter le poids de la fiscalité applicable au tabac, aux boissons alcoolisées et aux jeux du hasard, mettre en place une fiscalité écologique au service du développement durable et élargir le champ d’application de la fiscalité locale en identifiant de nouvelles sources de revenus (taxe sur l’électricité, redevance sur les déchets, versement transports, révision du taux de la taxe sur les terrains non bâtis,…), moderniser les impôts locaux et rendre leur assiette plus dynamique et plus en phase avec l’évolution du PIB. Autre proposition de politique fiscale : faire de l'inclusion de l'économie informelle (2.4 millions de personnes employées pour près de 410 milliards DH de chiffre d'affaires, selon le HCP) et de la lutte contre l'évasion et la fraude fiscales, une priorité absolue du gouvernement. Pour y parvenir, il conviendra de cartographier la fraude au niveau géographique et sectoriel, et d’élaborer une monographie fiscale des techniques de fuite devant l’impôt. Il s’agira de renforcer les moyens et les effectifs des services du contrôle fiscal et d’augmenter les objectifs de recouvrement (12.1 milliards DH recouvrés en 2017 suite au contrôle fiscal sur place et sur pièces et aux actions de recouvrement). Parmi les autres mesures suggérées, figurent la revalorisation du statut des vérificateurs et la mise en place d’un plan de lutte ambitieux contre l’économie souterraine, les fausses factures, les ventes sans facture, les déductions abusives, les pratiques de fraude internationale liées aux prix de transfert et aux sociétés offshore domiciliées dans les paradis fiscaux ou bancaires. Il sera utile de procéder à un ciblage plus pertinent des contribuables « à risque », qui feront l’objet d’un contrôle fiscal plus méthodique et plus récurrent. Last but not least, il s’agira, enfin, de renforcer les droits des contribuables en simplifiant les procédures administratives relatives à la déclaration, au recouvrement et au contrôle de l’impôt, en fusionnant les services de la DGI et de la TGR et en créant des guichets fiscaux uniques, en nommant des médiateurs fiscaux régionaux, en renforçant la charge de la preuve incombant au fisc et en publiant la jurisprudence de la Commission nationale du recours fiscal.
PARTIE III
Remettre la banque et le marché boursier au service du financement des entreprises
Le crédit bancaire est en panne dans notre pays depuis au moins sept années. Le rythme de croissance de l’encours de crédits à l’économie a fortement décéléré, passant d’une moyenne annuelle de +9 % sur la période 2000-2011 à +3 % de 2012 à 2018. Cette baisse vertigineuse a eu un impact négatif direct sur l’investissement des entreprises et la consommation en biens durables des ménages, et donc sur la croissance économique et la création d’emplois. Les pouvoirs publics ont essayé, sans succès, d’enrayer cette chute libre. Plusieurs outils ont été mis en œuvre pour relancer la production de crédits, mais celle-ci est restée rebelle à tous les remèdes qui lui ont été administrés par les banques, la banque centrale et le ministère de l'économie et des finances. Que ce soit l’assouplissement des politiques de crédit ou le recours systématique aux organismes de garantie, les réductions successives du taux directeur (de 3 % en septembre 2014 à 2.25 % en mars 2016) ou l’élargissement du collatéral éligible aux opérations de politique monétaire aux effets représentatifs des créances privées sur les TPME, la communication des scorings aux entreprises ou le lancement de campagnes de communication dédiées aux crédits PME, aucune de ces dispositions n’a été en mesure d’inverser la tendance baissière du rythme d’évolution du crédit bancaire.
Les banques marocaines souffrent-elles pour autant de cette situation d’anémie du crédit bancaire ? Absolument pas ! Elles n’ont jamais affiché une santé aussi resplendissante, battant pour la première fois leur record historique de profits cumulés, qui se chiffrent à près de 11 milliards DH en 2017 (12.3 milliards DH en 2016 mais seulement 9.2 milliards DH après retraitement d’une opération exceptionnelle non récurrente). Dans ces conditions, comment expliquer leur résilience à la morosité de la conjoncture économique ? Comment parviennent-elles à immuniser leur PNB d’une distribution beaucoup moins dynamique des crédits bancaires ? Il n’y a aucune magie, ni talent particulier, à cela. La réponse réside dans cinq facteurs explicatifs. D’abord, dans la configuration du système bancaire marocain qui est oligopolistique. Les deux premiers établissements bancaires par la taille, concentrent à eux seuls plus de 55 % du marché. Ils arrivent à dicter les décisions commerciales et politiques de la profession. Cette capacité d’influence est perceptible à travers la stabilisation du taux de marge brute des banques, en dépit de la baisse du taux directeur de 75 points de base depuis septembre 2014 et d’une intensification des campagnes promotionnelles et publicitaires, signe trompeur d’une pseudo-concurrence. En effet, la marge d’intérêt s’est élevée en 2017 à 31 milliards DH pour l’ensemble des établissements bancaires marocains, tandis que la marge des banques sur les opérations avec la clientèle s’est quasiment stabilisée autour de 3.9 %. Ensuite, dans la réglementation de la facturation des taux débiteurs et des commissions bancaires qui n’est pas suffisamment protectrice des particuliers et TPME, auxquels les banques appliquent des tarifs exorbitants sans que cette catégorie de clientèle ne puisse faire prévaloir ses intérêts à cause d’un rapport de forces en sa défaveur. Ensuite, dans l’appétence des banques à placer leurs dépôts à vue, qu’elles ne rémunèrent pas, dans les bons du Trésor (140 milliards DH portés par le système bancaire à fin 2017), privilégiant ainsi le financement du déficit public plutôt que celui de l’économie réelle. Ensuite, dans l’excès de conservatisme de la politique monétaire qui maintient le taux directeur à un niveau élevé, sanctuarise les marges bancaires et s’interdit toute politique de « quantitative easing ». Enfin, dans la domination totale du système bancaire de l’activité de financement des entreprises (99 % du financement de l’économie Vs 80 % dans l’Euroland ou 40 % aux USA) la Bourse de Casablanca jouant en la matière un rôle de simple figuration.
Comment remettre la banque et le marché boursier au service du financement des entreprises ? Par une série de décisions audacieuses qui nécessitent une volonté politique forte du ministère de l’économie et des finances et une participation active de la banque centrale :
- Favoriser l’implantation de banques étrangères au Maroc sans condition d’actionnariat marocain.
- Limiter la présidence du GPBM à deux mandats successifs, avec une présidence tournante.
- Renforcer le rôle et la responsabilité des administrateurs indépendants au sein des conseils d’administration des banques et désigner un représentant du personnel au sein de ces conseils.
- Renforcer les obligations de communication financière et de transparence des banques.
- Rendre obligatoire la rémunération des dépôts à vue et en garantir l’application sans aucun plancher ni aucune limitation de solde.
- Renforcer la protection de la clientèle des particuliers et des TPME (charte bancaire de commercialisation des produits financiers, devoir de conseil incombant au banquier établi dans la loi bancaire, gratuité des frais de clôture des comptes à vue, plafonnement des coûts liés au rachat des crédits ou à la clôture des placements rémunérés, garantie du droit d'accès au compte et au service bancaire de base pour les personnes démunies, désignation obligatoire d’un médiateur par établissement bancaire ...).
- Décider d’un moratoire pour l’application de Bâle III, refonder les normes comptables sur des principes qui ne se résument pas à la référence à la valeur instantanée de marché et tempérer l’application des normes IFRS basées sur le concept de « fair vaue » dans la détermination des fonds propres réglementaires.
- Refonder la politique monétaire en établissant des règles de transparence politique, économique, procédurale et opérationnelle, élargir la mission de la banque centrale à la stabilité économique, au soutien à la croissance et à la sauvegarde de l'emploi, moderniser le fonctionnement du Conseil de Bank al Maghrib et renforcer la coordination entre les politiques monétaire et budgétaire.
- Créer une banque publique d'investissement conjointement détenue par l’Etat et la CDG, avec une doctrine d’intervention basée sur trois lignes de métiers, le financement bancaire, la garantie et l’investissement en fonds propres.
- Garantir l’indépendance juridique et financière de l’Autorité Marocaine du Marché des Capitaux (AMMC), rendre publics ses rapports d’inspection dans leur version intégrale, organiser une audition par une commission mixte des deux chambres du Parlement des dirigeants de l’AMMC et de la Bourse de Casablanca, et engager des poursuites judiciaires au pénal contre les auteurs de fraudes lourdes caractérisées (rapports Cour des comptes).
- Améliorer la transparence des régulateurs du secteur bancaire et du marché financier en renforçant l’information du Parlement sur leur action et en clarifiant, par l’élaboration et la publication de règlements intérieurs, leurs règles et modalités de fonctionnement.
- Réglementer les relations croisées au sein des conseils d’administration des sociétés cotées en bourse, prévenir les conflits d’intérêts et assurer un meilleur équilibre des pouvoirs au sein des organes directeurs de ces entreprises.
- Attribuer de droit un siège au conseil d’administration d’une société cotée dès lors qu’un actionnaire minoritaire détient plus de 5 % du capital et lui garantir certains droits essentiels de communication.
- Améliorer la communication financière des sociétés cotées (rémunérations et avantages des dirigeants et des mandataires sociaux, honoraires versés aux cabinets d’audit et de commissariat aux comptes au titre de services de conseil, extension du champ des conventions réglementées, contrôle des notes d'information, notes de recherche et profit warnings ...).
- Améliorer la réglementation des OPA, OPE et OPR et décider qu’aucune opération de rapprochement entre deux entreprises ne pourra se faire sans que les initiateurs de l’opération n’aient pris la peine d’expliquer leur projet industriel aux actionnaires minoritaires et aux salariés.
- Renforcer les sanctions financières et pénales en matière de délits boursiers et constituer un corps de juges spécialisés en matière de droit boursier.
- Favoriser la création d’associations de défense des petits porteurs.
- Introduire dans la loi bancaire et le code des assurances une obligation de cotation à la Bourse de Casablanca pour toutes les banques et compagnies d'assurances agréées au Maroc et accorder aux établissements concernés par cette disposition un délai d’un an pour une mise en conformité, sous peine de retrait de l’agrément bancaire ou d'assurance.
- Moderniser la gestion de la Bourse de Casablanca, rehausser le niveau de son management, organiser son rapprochement avec d'autres bourses de la région Mena et créer une dynamique d'innovation produits.
Placer l’entreprise privée au centre du processus de création de richesses
Chaque loi de finances vient avec son lot de recrutements dans la fonction publique. Pour l’année prochaine, ce sont plus de 25.000 emplois publics qui seront réalisés, auxquels s’ajoutent 15.000 enseignants contractuels qui seront recrutés par les Académies régionales de l’éducation et de la formation. Les syndicats attendent chaque année ces chiffres avec impatience et exigence. Ils demandent toujours davantage de recrutements à l’Etat et aux administrations publiques, pensant ainsi régler le problème du chômage, ou du moins y contribuer fortement. Cette posture syndicale est la plus grande fumisterie qui puisse exister en matière de politique économique, car l’emploi est avant tout créé par l’économie marchande. Que représentent 20.000 ou 30.000 nouveaux emplois publics face aux 300.000 jeunes qui arrivent chaque année sur le marché du travail, aux 1.3 million de chômeurs ou aux 13 millions de Marocains inactifs ? Autant dire une goutte d’eau dans un océan !
Notre pays est confronté à une double problématique : celle de la production de richesses et celle de la redistribution. Nous avons déjà traité de la seconde question à travers la politique budgétaire et fiscale de l’Etat. Quant au premier sujet, nous devons nous interroger sur l’efficacité de notre appareil productif car la richesse ne peut provenir de façon durable et pérenne que de l’économie marchande privée. Mais nous devons, en même temps, nous interroger sur la répartition de cette richesse à l’intérieur de l’entreprise et entre les entreprises. D’abord à l’intérieur de l’entreprise, ce qui pose la question de la répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail. Ensuite entre les entreprises, ce qui permet d’apprécier à quel point les grands groupes privés, qui sont le plus souvent aidés par l’Etat à coup de subventions, dérogations, protections réglementaires ou attributions de marchés publics, parviennent à tirer vers le haut, donc vers l’industrialisation, l’exportation et l’innovation, le tissu productif national essentiellement constitué de TPE, PME & ETI. Dans cette double interrogation, nous devons nous fixer une base d’appréciation, un critère d’évaluation, qui ne serait pas seulement le profit financier. Car les acteurs du monde de l’entreprise sont pluriels et tous ont la légitimité d’être écoutés : les actionnaires qui veulent maximiser leurs rendements, les salariés qui souhaitent améliorer leurs rémunérations, le Trésor Public qui veut accroitre ses recettes fiscales et les consommateurs qui souhaitent obtenir les meilleurs produits au meilleur prix.
L’entreprise privée ne sera positionnée au centre de la politique économique de l’Etat que si un certain nombre de décisions sont prises :
- Signer un pacte tripartite de confiance et de coopération entre les chefs d'entreprises, les syndicats et le gouvernement.
- Inclure dans le contrat de travail les modalités conventionnelles (prédéfinies et progressives) du licenciement pour libérer l’embauche, supprimer les éléments de rigidité et d'instabilité du code du travail, le recentrer sur les normes sociales fondamentales et renvoyer les autres dispositions à la négociation au niveau de l’entreprise ou des branches.
- Relever le premier seuil social de 10 à 50 salariés pour favoriser la croissance des PME.
- Développer le statut de l’auto entreprenariat, en allégeant les formalités administratives, en octroyant des avantages bancaires et fiscaux et en créant une caisse d’assurance chômage équilibrée et spécifique qui fait supporter une partie du coût de la protection de la perte d’activité par les donneurs d’ordre.
- Améliorer les prestations sociales pour perte d'emploi (augmenter le plafond de l'indemnité à trois fois le salaire minimum légal et porter la période d'indemnisation à 12 mois), infliger des sanctions pour insuffisance de recherche d’emploi et engager une réforme en profondeur de la formation professionnelle pour orienter les chômeurs vers des filières présentant de réelles opportunités d'embauches.
- Simplifier les normes administratives, rendre les processus de décision transparents et généraliser le e-Gouvernement à l'horizon 2020, pour empêcher tout découragement de l’initiative privée et prévenir la corruption.
- Créer un écosystème réglementaire, fiscal et social, favorable non seulement à la création d’entreprise, mais aussi à son développement et à sa transmission.
- Réduire le coût du travail et les charges sociales sur les bas salaires et les emplois peu qualifiés, pour redonner des marges de compétitivité prix à toutes les entreprises.
- Baisser radicalement le poids de la fiscalité sur les PME & TPE et accorder des avantages fiscaux aux grandes entreprises qui innovent, investissent et recrutent (barème progressif de l'impôt sur les sociétés avec un premier seuil à 5 % et un taux marginal de 25 %, exonération des profits réinvestis, amortissements accélérés, provisions réglementées, crédit d'impôt recherche ...).
- Remplacer la taxe professionnelle par un nouvel impôt local ne frappant plus directement l’investissement mais reposant sur une assiette comptable mixte et prenant en compte chiffre d’affaires, valeur ajoutée, excédent brut d’exploitation ou résultat net.
- Créer une institution indépendante chargée d’évaluer le rendement des plans sectoriels, leur phasage, leur cohérence d’ensemble et leur complémentarité, comme de proposer au moment opportun les ajustements nécessaires.
- Mettre en œuvre une stratégie de spécialisation des PME sur des niches mondialisées ne nécessitant pas une haute compétence technologique et développer leur capacité à monter en gamme et à proposer du sur-mesure, construire des zones industrielles avec une agglomération de PME interconnectées, intégrées et reliées aux universités, aux centres de formation et aux associations professionnelles.
Conduire une politique économique de transformation du modèle de développement du Maroc, n'est pas une sinécure. C'est un parcours du combattant qui requiert à la fois des compétences doctrinales avérées, une parfaite connaissance de l'économie réelle et, surtout, une capacité à remettre en cause des lobbys bien établis et à assumer des réformes politiques non consensuelles. Mais c'est avant toute autre considération, une démarche individuelle de renoncement de soi au profit de l'intérêt général. Ceux qui font ce choix, contribuent à écrire quelques lignes de l’histoire de leur pays. Quant aux autres, ceux-là mêmes qui sont aujourd’hui aux commandes de la décision économique, ils passent le plus clair de leur temps à surfer sur l'écume des choses...
Mohammed Benmoussa est économiste, chef d’entreprise, ancien banquier, ancien Vice-président de la Bourse de Casablanca et président de l’APSB, Chief Economist de la CGEM, Directeur général du cabinet Match Point Conseil, acteur politique, membre du parti de l’Istiqlal, acteur associatif.
©️ Copyright Pulse Media. Tous droits réservés.
Reproduction et diffusions interdites (photocopies, intranet, web, messageries, newsletters, outils de veille) sans autorisation écrite.