Quand Delacroix réinventait le symbole du trône
La cérémonie d'allégeance au roi, la Bay'a, vient clôturer chaque année la fête du trône. Le monarque y apparaît tout de blanc vétu juché sur un étalon « comme pour être le seul à ne pas toucher terre », protégé du soleil par un parasol écarlate. Oulémas, walis, ministres, hauts fonctionnaires et parlementaires se courbent à son passage en criant : « Que Dieu te bénisse, Majesté ! ». Les serviteurs du palais répondent : « Sa Majesté vous a accordé sa bénédiction ! ».
« Toutes les élites représentatives du royaume courberont une fois de plus l’échine devant l’auguste parasol rouge », écrit la presse pour décrypter l’événement annuel. Un cortège accompagne le roi sur son cheval. A côté de lui, un âbid de la garde royale, descendant d’une lignée d’esclaves noirs, tient un parasol, vert et rouge, aux couleurs de l’Islam et du Maroc, surmonté d’une boule en or.
D’où vient cet attribut de la royauté marocaine ? De quelle manière a-t-il pris au cours du temps cette puissante charge symbolique ?
La tradition voulait que ce parasol accompagnât les sultans du Maroc lors de leurs déplacements à cheval lors des cérémonies officielles ou lors de la prière du vendredi. Les historiens s’accordent pour dire que ce symbole de l’autorité chérifienne n’est apparu au Maroc qu’au temps des Saâdiens . Son origine obscure remonterait aux Fatimides d’Egypte qui l’auraient emprunté aux civilisations antiques de l’Orient. Il n’était cependant qu’un artifice secondaire au même titre que selles, étendards, javelots et autres lances guerrières. Contrairement aux royautés chrétiennes, les dynasties musulmanes (à part les Ottomans) n’avaient ni trônes, ni couronnes, ni emblèmes significatifs.
Une monarchie chronophage
En février 1961, la mort de Mohammed V, grand-père du souverain actuel, fournit l’occasion de renforcer la figure allégorique du roi. Il est présenté tout à la fois comme un héros historique, l’artisan de l' Indépendance et le Commandeur des croyants.
Lors de ses obsèques, un portrait diffusé à la presse montre le roi à cheval vêtu de blanc entouré de soldats de sa garde noire également vêtus de blanc et coiffés du fèz rouge caractéristique du Makhzen. L’un d’eux porte le fameux parasol royal.
Une photographie similaire servira d’illustration à la couverture de « L’histoire des Alaouites » de Jacques Benoist-Méchin. Un ouvrage résolument hagiographique.
Le tout est scénarisé dans un arrangement qui évoque immédiatement un célèbre tableau d’Eugène Delacroix dépeignant le sultan Abd Er-Rahman. Le thème iconographique de la royauté à cheval et du parasol fut consacré par cette œuvre fondatrice de l’imagerie royale et de son culte.
Moulay Abd-Er Rahman, sultan du Maroc sortant de son palais est l’un des chefs d’œuvre de Delacroix. Le sujet est inspiré d’un voyage de l’artiste au Maroc en compagnie de Charles de Mornay, envoyé par Louis-Philippe en mission diplomatique et de leur rencontre avec le sultan devant les murailles de Meknès le 22 mars 1832.
Delacroix écrira dans ses notes de voyage : « Il reçoit son monde à cheval lui seul, toute sa garde pied à terre. Il sort brusquement d'une porte et vient à vous avec un parasol derrière lui ».
Le tableau, aujourd’hui exposé au musée des Augustins de Toulouse, devait initialement illustrer cette audience accordée par le sultan à l’ambassadeur de France. Afin d’en fixer le souvenir, Delacroix a dû se limiter à un rapide croquis, complété plus tard par de nombreuses études et une esquisse. Le tableau a, quant à lui, été peint treize ans après le voyage au Maroc, en 1845.
L’esquisse qui servira plus tard au projet de l’ambitieuse composition est conservée au musée des Beaux-Arts de Dijon. Elle a été probablement exécutée peu après le retour du Maroc. Elle reproduit fidèlement l’événement.
La réalité travestie par Delacroix
Or toute référence événementielle avait disparu de l’oeuvre finalement exposée au Salon de 1845. Entre la rencontre avec le sultan et la réalisation de l’œuvre, le sujet est sensiblement modifié, les circonstances diplomatiques ayant évolué entre la France et le Maroc. L’artiste transforma la scène, effaçant les Français au profit des seuls sujets marocains.
De sa moisson considérable de croquis et de notes répertoriés dans ses Carnets du Maroc, dans lesquels il puisa les thèmes des peintures de ce voyage, Il ne garde pour ce tableau que la sortie du sultan accompagné de ses officiers et fantassins.
Le cadrage est centré sur le personnage principal : le sultan. L’enceinte du palais, comme décor de fond bouche l’horizon et renvoie le spectateur à la scène centrale. Le monarque est représenté à cheval, apparaissant ainsi au-dessus de la masse compacte de ses serviteurs. La tonalité générale reste dans les tons chauds (terre, ocre, beige) et l’utilisation de deux couleurs complémentaires : le rouge et le vert, subtilement réparties selon la chromatique du parasol axial qui se détache distinctement dans le ciel azur harmonise et souligne l’équilibre du tableau et réhausse la toute-puissance du souverain.
« Dans l’esquisse initiale, le parasol est à peine perceptible et s’apparente à une sorte de soleil couchant, en arrière-plan. Simple tache rouge, il se distingue à peine des murailles du palais. Une douzaine d’années plus tard, dans son portrait du sultan, Delacroix a donc reconstitué la scène en conférant une place beaucoup plus centrale et décisive au parasol qui se détache en hauteur sur le ciel bleu vif », explique Jocelyne Dakhlia, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) dans Pouvoir du parasol et pouvoir nu, une étude fort bien documentée sur le sujet.
Le parasol, telle une auréole qui protège Dieu sur terre, entre dans la légende. Delacroix, fait peu de cas de l’exactitude de ses œuvres et de celle-là en particulier. « Une exactitude, dit-il lui-même, que l'on confond trop souvent avec la réalité ».
« La composition est excellente elle a quelque chose d’inattendu parce qu’elle est vraie et naturelle », dira Baudelaire au Salon de 1845. Savait-il qu’il se trompait en affirmant cela, lui l’ami intime du peintre ?
Ce qui devait être un grand tableau d’histoire contemporaine se transforma en une scène de genre colorée sublimant les coutumes locales, l’une des premières peintures d’un genre qui devait se développer au cours de la IIIème République : l’orientalisme, dont Delacroix en fût le maître romantique.
« On lut désormais dans le tableau l’essence de l’empire chérifien » selon l’expression de l’historien Elie Lambert, auteur d’un ouvrage de référence sur l’oeuvre de Delacroix
Dans la même veine, Pierre Loti décrira plus tard le sultan Moulay Hassan, en 1889, en ces termes : « Sur un cheval blanc superbe que tiennent quatre esclaves, se dessine une haute momie blanche à figure brune, toute voilée de mousseline on porte au-dessus de sa tête un parasol rouge de forme antique, comme devait être celui de la reine de Saba. »
Une norme figée par le Protectorat
Devenue populaire dès le temps du protectorat, l’image du sultan à cheval protégé par le parasol royal avait été reproduite dans les contextes les plus divers pour symboliser le Maroc traditionnel. De cette manière, la stature solennelle du monarque se voit figée en norme, alors que la réalité, plus conforme à la tradition musulmane, avait toujours été dans le sens de l’épure et de l’austérité dont se drapait l’émir des croyants.
Bien plus qu’auparavant, le parasol devient un des plus puissants attributs de la légitimité royale. Un insigne majeur des prérogatives régaliennes, alors que le pouvoir des sultans, hier immanant à leur personne et à leur dynastie se voit fragilisé par la pénétration coloniale, qui va sauver leur trône, tout en imposant sa suprématie sur le Maroc.
« Détrôné, le sultan Moulay Hafid, avait eu un sursaut de rage au moment où il abdiquait : sur le canot qui, à travers l’estuaire du Bou-Regreg, l’emportait vers le bateau de l’exil Le Chayla, il avait saisi le parasol tenu au-dessus de sa tête par un caïd de sa garde, et pour que cet emblème traditionnel de la souveraineté ne pût revenir à son successeur asservi par les Européens, il l’avait brisé... », relate l’historien Georges Odo.
Un demi-siècle après l’indépendance du Maroc, cette image discursive se retrouve partout aussi bien dans le générique des JT de la télévision d’Etat que dans les articles patriotiques de la presse relatant l’épopée du père de la nation.
« Mohammed V a ainsi déployé un énorme parasol royal qui a protégé les juifs marocains de la vindicte génocidaire de l'Allemagne nazie et de ses exécutants, par procuration de Vichy », écrit Maroc Hebdo. Jocelyne Dakhlia rappelle que dans son livre-entretien La mémoire d’un roi, Hassan II avait dit par boutade que si le parasol était le symbole de la royauté marocaine, beaucoup de gens s’y étaient mis à l’ombre, alors que lui-même demeurait exposé au feu du soleil. Une fausse modestie qui confirme en creux l’appropriation de la posture altière des sultans du Maroc telle qu’imaginée par Delacroix.
Visible jusqu’au 9 octobre 2021, l'exposition « Delacroix, souvenirs d’un voyage au Maroc » retrace le voyage d'Eugène Delacroix au Maroc en 1832 à travers une sélection de tableaux, de dessins, d’aquarelles mais également la quasi totalité des objets, des vêtements, des armes et des instruments de musique qu’il a rapportés de son voyage et qui l’ont accompagnés durant toute sa carrière d’artiste.
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