Retour à Ighil, avec les frontliners de la Protection civile
(De nos envoyés spéciaux à Ighli et Talat N'Yaakoub)
C'est là où tout a commencé. Ighil, douar relevant de la commune éponyme, épicentre du séisme d’Al Haouz ayant fait dans la nuit du 8 au 9 septembre, selon le dernier décompte, près de 3 000 morts. Ce 16 septembre, nous y retournons. Le 12, Le Desk s’y était rendu une première fois quelques heures après l’ouverture de la voie menant vers la petite localité restée coupée du monde durant quatre jours.
Une semaine après le séisme, la RN n°7 qui serpente en lacets à travers la vallée encaissée de l’Oued N’Fis et ses affluents est totalement dégagée. Quelques gros engins du ministère de l’Equipement et ceux dépêchés en renfort par le Groupe OCP notamment, font rouler sur les bas-côtés les derniers gros cailloux tombés des sommets. Sur les crètes de la gorge aux versants de calcaire jaunâtre, des techniciens de l'ONEE, harnachés aux pylônes, s’affairent à rétablir le courant électrique. La vie reprend ses droits sur ce corridor meurtri par la secousse qui a terrassé tous les douars environnants.
Sur ce « Chemin des Dames », les secours des bénévoles continuent d’affluer dans une noria incessante de camions bâchés, habillés du drapeau national et d’images du roi visitant les blessés au CHU de Marrakech, de voitures de particuliers chargées comme des mules. Des cadets de la gendarmerie royale, affublés de dossards jaunes régulent la circulation sur les tronçons où la route se rétrécit, des motards du Croissant rouge marocain dévalent la piste à vive allure. Dès les premiers kilomètres après la bourgade de Tahannaout, les enfilades de tentes jaunes et bleues distribuées par l’armée et la Protection civile monopolisent un panorama auparavant marqué par la désolation.
L’étape d’Asni donne un aperçu du dispositif mis en place : un camp fait de dizaines de tentes accueille les sinistrés encadrés par des éléments des Forces armées royales (FAR), le corps des pompiers et les gendarmes. Des modulaires et des blocs sanitaires ont été disposés, çà et là en quinconce. Plus loin, sur la route, d’autres camps ont été érigés sur les accotements par des entreprises d’Etat comme OCP ou des privés tels que TGCC.
Le spectacle se répète ainsi à l’envi, jusqu’à ce la voie s’amincisse en boyau à quelques encablures d’Ighil, le douar d'où est partie l'onde de choc.
« Vous voyez, tout a changé ! »
Ce samedi, c’est dans une ambiance totalement différente du premier jour que nous le retrouvons. A l’entrée d’Ighil, nous croisons un convoi de 4x4 arrivé en même temps que nous. Gilets OCP, équipements de secours pour certains, dont on peine à saisir le langage, on croirait dans un premier temps à des secours étrangers, faisant équipe avec le groupe phosphatier. « Nous ne sommes que des particuliers et bénévoles », insiste celui qui distribue des ordres, un septuagénaire, ex-militaire, qui affirme « faire la liaison entre l’armée et OCP ». Dans le convoi, deux médecins déballent rapidement des médicaments pour les mettre dans un sac à dos. « Je suis là avec mon fils, des amis médecins et d’autres copains à lui venus prêter main forte », ajoute notre interlocuteur.
Parmi eux, trois jeunes munis de casques et de talkie walkies aiguillent les véhicules qui se tassent sur un terre-plein : « Nous sommes tchétchènes ! », déclare fièrement leur meneur au visage encadré d’une barbe taillée à la Kadyrov. Ses lieutenants renchérissent : « Nous vivons en Belgique. Nous avons vu les images de la catastrophe à la télévision et nous sommes venus pour aider ».
La petite équipe parlemente avec des habitants du village. « Nous avons reçu une alerte comme quoi un douar, à quatre kilomètres d’ici est toujours sans aides, et a besoin de vivres et de médicaments. Certains seraient blessés », nous apprend l’ex-militaire, d’un ton grave. « Nous n’avons pas voulu alerter les autorités parce que nous ne sommes pas sûr de la véracité de l’information. Nous allons donc nous y rendre en moto, pour vérifier tout d’abord ce qu’il en est. Nous aiderons sur place si tel est le cas, et passerons rapidement le relais aux autorités », explique-t-il. « Il faut compter une trentaine de minutes pour y arriver. On n’a pas trop de temps à perdre », poursuit-il, avant de tourner les talons.
En contrebas, des tentes ont été montées, les femmes se concertent pour préparer les repas dans l’école convertie en réfectoire. Un vieil homme nous reconnaît rapidement. « Un thé ? » nous demande-t-il sans salamalecs, avant de nous lancer d’un ton presque jovial : « Vous voyez, tout a changé ! », comme si le grand chaos engendré par le séisme n’était que de l’histoire ancienne…
« Les enfants partent tous demain »
Nous demandons à revoir les personnes que nous avions croisées lors de notre première visite, mais peine perdue. « Il faudra attendre, ils sont tous occupés avec leurs enfants. Ils partent tous demain ! ». En effet, comme nous le rapportions ce samedi, le ministère de l’Éducation nationale a décidé le transfert des collégiens et lycéens des zones très impactées par le sinistre vers des établissements de Marrakech. Une correspondance officielle a dans ce sens été adressée à plusieurs directeurs d’écoles, les enjoignant de préparer les enfants et adolescents au départ fixé ce dimanche. Un instituteur témoigne : « Oui, je suis resté ici, malgré la libération des voies d’accès. J’étais sûr qu’une solution allait être trouvée pour les enfants, je ne savais pas laquelle, mais je savais que je devais rester sur place au cas où ». Dans ses mains, un cahier d’écolier comprenant la liste de ses élèves. Certains noms ont été raturés. « Oui, ils ne sont plus là… », dit-il, avant de mettre fin à la conversation, pour revenir à son travail, celui visiblement de recenser les partants.
Au douar d’Ighil même, comme nous l’avions appris précédemment, on ne compte que quatre décès. Un chiffre relativement bas par rapport à d’autres localités, et qui pourrait s’expliquer par la faible densité de la population. Sur ces quatre décès, trois sont des enfants de la même fratrie laissant leur mère éplorée que nous avions rencontrée. On demande à la revoir, pour avoir de ses nouvelles. « Elle est partie à Marrakech, avec une autre de ses filles, la plus grande, pour voir son époux. Il y est hospitalisé », nous répond une personne de son entourage. Quand est-ce qu’elle revient ? « On ne sait pas trop, elle n’a plus où revenir. Elle veut tout oublier d’ici et sûrement rester là-bas ».
Après nous avoir présenté à l’imam du douar, le vieil homme se retire rapidement, pour vaguer lui aussi à ses occupations. Il doit gérer l’arrivée d’une vingtaine de kilos de tomates que des jeunes doivent rapidement entreposer à la cuisine.
C’est dans cette atmosphère que baigne donc le douar d’Ighil une semaine après les terribles secousses. Une reconstruction de vies chamboulée par le deuil et les pertes matérielles, un retour presque à la normale, où les parents devront se séparer de leurs enfants quelques jours, le temps de reprendre le cours de leur année scolaire, à peine entamée en ce début du mois de septembre.
Un colonel et son adjudant sur le front
Dans un nuage de poussière, un pick-up Ford rouge écarlate de la Protection civile déboule aux abords du camp. Le colonel S.F et son adjudant reviennent de mission dans les douars alentours. L’officier, tenu au mutisme sur certaines opérations qui n’ont pas encore été débriefées avec la hiérarchie, ne donnera pas de détail sur ce qu’il vient d’accomplir avec son adjoint. Il raconte cependant le film de son action depuis le nuit du séisme. « J’étais chez moi à Salé quand c’est arrivé, j’ai enfilé mon uniforme d’intervention, pris mon attirail et rejoins ma caserne au plus vite ». Il explique que sa compagnie a été envoyée, comme d’autres, en renfort de ses collègues de Marrakech. Lui, forme une unité en binôme avec son jeune adjudant assigné au volant de leur 4x4.
Dans les environs d’Ighil, la Protection civile, dit-il, a pu porter secours à 160 personnes au premier jour de son intervention. Il aura fallu que l’accès par la route soit déblayé au lendemain du drame. Depuis, le colonel ne compte plus les survivants qu’il a pu soustraire des décombres et portés parfois à dos d’homme et de mulets, tant la topographie de la région est escarpée. « Nous avons à nous deux, sans compter les opérations menées par nos collègues pompiers ou celles héliportées de l’armée, rallier quelque 30 douars dans un rayon d’une trentaine de kilomètres autour d’Ighil », explique le gradé.
Durant leurs missions, ils ont eu à effectuer plusieurs tâches : secourir les sinistrés enclavés dans les montagnes pour les trier et transporter les cas graves à Tahannaout, distribuer des vivres et provisions aux personnes isolées, mais aussi assister psychologiquement les plus vulnérables. « Nous avons été confrontés à des situations où nous étions, en tant que frontliners, les premiers à apporter une assistance qui dépasse les premiers secours pour lesquels nous sommes rodés. Mais de cette expérience, souvent douloureuse et répétitive, nous avons eu aussi des sentiments de grande satisfaction », raconte le colonel S.F : Jeudi, par pur hasard, lui et son co-équipier ont eu à sauver une femme enceinte. « Nous nous étions engagés sur une route sans possibilité de manœuvrer en épingle, échappant par miracle à un éboulement. Alors, nous avons bifurqué sur un chemin de traverse et au bout, dans un hameau perdu, une mère attendait son enfant au milieu des ruines ».
« Ici, c’est saturé… »
Selon lui, sur l’axe Asni-Ighil, les sinistrés ne manquent plus d’assistance d’urgence. En comparaison avec l’urgence qui prévaut toujours chez plusieurs bénévoles, côté autorités, le ton est catégorique : « tous les villages et douars alentours ont été atteints ».
Là où les vivres manquaient cruellement il y a quelques jours, en raison de la lenteur des mulets pour faire acheminer les aides, ce n’est plus le cas désormais. Les surplus de denrées alimentaires, de couvertures et de matelas sont entreposés dans un container. Un peu plus loin de la place du douar, sur le bord de la falaise, ce sont des milliers de sachets d’aides qui s’entassent. Chaque habitant, sortant de sa tente, vient y puiser ce dont il a besoin. Spectacle désolant : des habits d’hiver offerts par les donateurs de tout le pays sont dispersés à même le sol, leurs sacs éventrés. La situation n’est pas exceptionnelle, tout le long de la RN n°7, des cargaisons de dons sont laissées à l’abandon. « Ici, c’est saturé, il faut penser à relocaliser les aides supplémentaires ailleurs », commente le colonel.
« Nous avons distribué près de 4 000 tentes et nous les montons avec les habitants des douars », ajoute-t-il. Au cœur du village d’Ighil qui n’en disposait d’aucune les premiers jours, une bonne quinzaine trônent sur la petite esplanade qui jouxte l’école. Un imposant générateur leur assure une alimentation électrique continue et un camion-citerne frappé du logo de la région de Marrakech-Tensift leur procure de l’eau en abondance. « Les autres villageois ont préféré les planter à proximité de leurs maisons délabrées, ici les gens sont rétifs à être déplacés ne serait-ce que d’une coudée », abonde le colonel en montrant du doigt un versant de la montagne constellé de tâches bleues et jaunes.
« Vous savez, j’ai entendu beaucoup de choses sur les tentes de la part de gens légitimement inquiets sur leur disponibilité ou sur le fait qu’elles ne seraient pas aux normes pour braver une averse, c’est faux », insiste à dire le colonel, prenant à témoin son adjudant qui hoche ostensiblement la tête. Les tentes proviennent du dépôt ministériel d’Al Arjat, près de Rabat qui en compterait des dizaines de milliers. Sept autres centres équivalents sont présents dans différentes régions du Maroc, à proximité des aéroports. Ce dispositif n’est actionné qu’en cas de catastrophe naturelle sur instruction du Roi ou du gouvernement par délégation. « Personne n’a le droit d’y toucher, sauf ordre dans ce sens », explique-t-on.
Certes le pompier expérimenté reconnait que pour passer l’hiver en montagne, cet habitat de fortune n’est pas idéal, mais « pour le moment le temps est clément ». Deux formats de tentes ont été mises à la disposition définitive des populations, celles de taille moyenne comprenant cinq lits de camp et pour chacun d’eux deux couvertures, et celles plus spacieuses dotées de 14 couches. « La seule gestion laissée à la population d’ici, réputée pour être fière et pudique, est d’organiser le dispatch des familles et aussi entre hommes, femmes et enfants », précise l’officier.
« Nous étions préparés depuis 2004 »
Un autre gradé rencontré à proximité du QG de l’état-major de campagne de la Protection civile sur la grand-place d’armes improvisée de Tlat N’Yaakoub, chef-lieu de la commune rurale, se veut lui aussi rassurant. A l’ombre d’un énorme camion International Trucks à la calandre rutilante, comme tout droit sorti d’un film de catastrophe hollywoodien, celui-ci détaille autant les fondements constitutionnels, juridiques de la gestion des risques qu’opérationnels de la stratégie de riposte de ses unités : « le séisme a frappé le centre du Maroc, les renforts sont venus du nord pour assister les forces présentes à Marrakech et du sud pour soutenir celles stationnées à Agadir ».
« Depuis le séisme d’Al Hoceima de 2004, les plus hautes autorités de l’Etat ont pris conscience du fait que nous étions quelque peu désarmés face à des catastrophes d’une telle ampleur. Nos unités, comme celles des FAR et de la Gendarmerie royale bénéficient depuis lors d’une coordination à haut niveau. Regardez autour de nous, nous avons un commandement unifié qui a été formé à des missions de sauvetage mixtes, c’est une singularité marocaine », assure-t-il. A côté d’une dizaine de véhicules et d’ambulances de la Protection civile, les FAR alignent leur gros camions Tata récemment acquis auprès du constructeur indien. Des Humwee et des quads au camouflage couleur sable et vert olive sont rangés côte-à-côte. Plus loin, c’est la Gendarmerie royale qui fait étalage de ses moyens opérationnels.
Questionné sur la présence discrète des secouristes étrangers au moment où déambulent devant nous deux Qataris, bérets vissés sur la tête et lunettes noires, le gradé explique qu’ils ont eu à aider sur des opérations bien spécifiques, « c’est pourquoi, le Maroc a choisi méticuleusement leur soutien ». Des Espagnols arrivés le premier dimanche à Tlat N’Yaakoub ont attendu vainement des ordres de projection de la part des FAR. Pourquoi ont-ils remballé leur matériel pour se déployer ailleurs ? « Ils ont fait usage d’un matériel sophistiqué de détection des victimes enfouis sous les décombres », nous explique-t-on, « mais les corps à Tlat N’Yaakoub avaient déjà été sortis ».
Là aussi, les aides s’empilent : six camions semi-remorques attendent d’être déchargés, et un jeune sous-officier qui propose aux badauds un repas chaud, nous glisse : « Tout le monde dans la région a reçu le nécessaire, nous allons devoir réexpédier certaines cargaisons vers d’autres destinations qui pourraient en avoir besoin ».
Des bénévoles revenus de zones plus au sud, parlent de douars « qui n’ont pas encore reçu grand-chose ». « A deux heures à dos de mulets après Aghbar, les montures sont épuisées… »
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