Riad Sattouf. Une enfance à l’ombre du panarabisme
Petit Verglas (Ed. Delcourt)
Les Beaux Gosses
Les Cahiers d’Esther
de L'Arabe du futur (Ed. Allary)
Riad Sattouf est né en 1978, à Paris. Son père, un étudiant syrien boursier, et sa mère, une Bretonne, se sont rencontrés au resto U. Doté d’un doctorat en Histoire de la Sorbonne, Abdel-Razak Sattouf, dit Abou Riad, obtient un poste d’enseignant à Tripoli, dans la Libye de Kadhafi. Nous sommes en 1980. L’image que renvoient, alors, les médias occidentaux du Guide Suprême n’est pas si repoussante que cela : à mi-chemin entre le leader révolutionnaire plus ou moins dangereux et l’aimable playboy. De toute façon, Abou Riad est résolument panarabiste. Il se sent investi d’une mission : éduquer les masses arabes et participer ainsi à les mener vers l’inéluctable développement qui les attend. Un développement qu’évidemment, seuls, des régimes forts peuvent imposer à des populations qu’un accident historique a gardé arriérées. Bien qu’alors à peine âgé d’une poignée d’années, Riad Sattouf se souvient de « discussions surréalistes » entre son père et sa mère, à propos de l’ubuesque Livre vert, le « best-seller » commis par Mouammar Kadhafi.
Fort symptomatiquement, tout au long des deux volumes de L’Arabe du futur (Allary Éditions), l’auteur-dessinateur ne prénomme, à aucun moment, sa mère. Une mère qu’il nous brosse particulièrement effacée. Après avoir tapé à la machine – et réécrit en bon français – la thèse de son mari, elle va le suivre passivement dans ses pérégrinations et écouter patiemment ses élucubrations, sans jamais discuter ni ses choix ni ses opinions. Elle croit vraiment à la belle carrière à laquelle est destiné, fatalement, ce fils de paysan diplômé. Isolée, cloîtrée toute la journée à la maison, la mère n’a d’autre occupation que de pouponner son beau bébé.
Infinie tristesse de la vie à Tripoli
Las ! La Libye n’est qu’un leurre ! En trois traits, Riad Sattouf nous décrit l’infinie tristesse et l’absurdité finie de la vie à Tripoli. L’appartement tout neuf, mais aux murs fissurés et au toit fuyant. Les grandes avenues bordées de chantiers arrêtés avant même que d’avoir commencé, ponctués de grues immobiles et rouillées. Les discours-fleuves du Guide à la télévision en guise d’unique distraction. Les queues interminables, aussi bruyantes et malodorantes qu’indisciplinées, devant la coopérative. L’inamovible menu de cette dernière : boîtes de corned-beef ou de haricots verts, sacs de riz et sacs de sucre, canettes de jus de raisin, bananes vertes. A l’université, le Docteur Abdel-Razak Sattouf ne jouit pas de la considération à laquelle il s’attendait. C’est dit, il ira tenter sa chance chez lui, dans la Syrie de Hafez Al-Assad.
Ter Maaleh. Ce village de la banlieue de Homs est un agrégat de cubes aux murs lézardés, posés sur un amas de pierres et de poussière. A côté, passe une rivière. Elle fait office de tout-à-l’égoût. Le Docteur est doublement déçu de son retour au bercail après dix-sept ans d’absence : non seulement il n’a obtenu qu’un poste de maître-assistant à l’Université de Damas, mais son frère aîné a vendu les terres familiales sans l’en avertir. « Pourquoi es-tu rentré ? Tu étais très bien en Europe... », s’étonne Hadj Mohamed.
Les Sattouf sont un clan de paysans. Les femmes – toutes voilées – et les hommes – en habit plus ou moins traditionnel, en tout cas débraillé – mangent séparément : du riz au boulghour et aux os, des tripes ou du makdouss. Les femmes passent des heures à boire du thé et à bavarder, les hommes à boire du thé, fumer et bavarder. Les enfants, eux, jouent à des jeux violents avant de se faire violemment rabrouer. Riad a cinq ans, les cheveux longs et blonds. Sa mère l’asperge de sent-bon. « Yahoudi ! », diront spontanément de lui ses nombreux petits cousins. Le sobriquet lui collera.
Notre petite famille – augmentée, entre-temps, d’un petit Yahya – loge dans « une maison grise, à l’air pas fini » : un hall immense, quatre petites pièces, une trop grande salle de bains, une minuscule cuisine. Pas ou peu de meubles : on s’assoit et on dort par terre, sur de minces matelas. Le Docteur tire des plans sur la comète : bientôt, il construira une villa « présidentielle ». Leila, une cousine, initie le petit Riad au dessin. Plus tard, nous verrons la jeune femme, fraîchement veuve, étouffée par son père et son frère pour cause d’adultère. Dénoncés – après hésitation – par la famille, ces derniers ne feront que trois mois de prison.
L’hymne national et le Coran, par cœur
A six ans, Riad intègre l’école du village. Il doit se faire une place dans la classe surpeuplée. La tenue réglementaire se compose d’une blouse, d’une collerette et d’un béret qualifié de « patriote ». Riad est muni d’un cartable en bonne et due forme, contrairement à la plupart de ses camarades qui doivent se contenter d’un sac en plastique. Juchée sur ses hauts talons, en tailleur moulant et hijab, l’institutrice mène son troupeau à la baguette, plus exactement au gourdin dont elle use et abuse. On apprend par cœur l’hymne national et le Coran. L’alphabet s’apprend en tapant dans les mains, en cadence.
Durant les vacances scolaires, les Sattouf retournent en France. Riad y est chouchouté, tour à tour, par l’un de ses grands-parents divorcés. La France est alors, aux yeux de l’enfant, synonyme d’abondance : le pays des grandes surfaces illuminées, des magasins de jouets, des buffets d’aéroport où l’on se sert et ressert à satiété.
Taraudé par l’ambition de sortir de sa condition, Abou Riad se rapproche d’un cousin général d’armée. Ce dernier invite la petite famille à passer les fêtes de fin d’année dans un hôtel de luxe à Palmyre. Les Sattouf découvrent, ébahis, la bourgeoisie syrienne. Les femmes arborent des brushings, des bijoux en or et parlent anglais, le maître d’hôtel propose du vin français. Abdel-Razak rit trop fort et s’empiffre trop. Il essaie d’attirer l’attention sur sa situation à l’Université. Il a déjà dessiné les plans de sa villa « présidentielle ».
Un regard distancié, toujours au second degré
Le dessin et l’écriture de Riad Sattouf sont tous deux également épurés, animés par la même fausse naïveté. Ils ne sont pas sans nous rappeler le travail de l’Iranienne Marjane Satrapi, auteur de la série de bande-dessinée autobiographique Persépolis (2000, en 4 volumes, éd. L’association). Sorti cet été, le second volume de L’Arabe du futur caracole encore, en cette rentrée, en tête des ventes des BD en France. Le premier tome s’était écoulé à quelque 200 000 exemplaires et a été traduit en quatorze langues.
A 37 ans, celui qu’on qualifie désormais de « meilleur dessinateur de sa génération » a déjà une longue et riche carrière derrière lui. Outre un nombre important de BD, Riad Sattouf est l’auteur de deux films de cinémas. Sorti en 2009, Les Beaux Gosses est un immense succès couronné du César du meilleur premier film. Jacky au royaume des filles, son second, est néanmoins très fraîchement accueilli, aussi bien par le public que par la critique. Après neuf années de collaboration à Charlie Hebdo, Sattouf se voit accorder, depuis quelques mois, la dernière page de l’hebdomadaire français, L’Obs. La consécration.
Dans son troisième – et peut-être dernier – tome de L’Arabe du futur, annoncé pour cette année, Riad Sattouf nous promet de (ra)conter son départ de Syrie, le divorce de ses parents, son installation à Rennes, son adolescence et autres problèmes identitaires… Son regard – relativement distancié, au second degré – nous est nécessaire.
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