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Grand angle

A six mètres du rêve européen (1/2)

07.08.2017 à 10 H 37 • Mis à jour le 11.08.2017 à 15 H 46 • Temps de lecture : 12 minutes
Par
REPORTAGE
Les migrants subsahariens qui rêvent d’Europe choisissent souvent de forcer le passage de Melilla, une forteresse espagnole enclavée dans le nord du Maroc et hérissée de hauts barbelés. Après un long périple de plusieurs milliers de kilomètres, ils s’installent dans le massif de Gourougou dans l’attente du grand saut. Seif Kousmate, un jeune photoreporter les a suivis pendant six mois. Voici leurs histoires

Chaque année, des milliers de migrants d’Afrique de l’Ouest (Mali, Guinée, Burkina Faso, Cameroun…) cherchent à rejoindre l’Europe, chacun avec leur histoire et leurs raisons. Ils entrent clandestinement au Maroc depuis l’Algérie ou la Mauritanie, et par manque de moyens choisissent la voie terrestre, plutôt que des traversées par voie maritime. Ils se dirigent ensuite vers l’une des deux frontières qui séparent le Maroc de l’Espagne. Les chances pour rejoindre une des enclaves sont minimes, certains migrants peuvent se retrouver bloqués au Maroc plusieurs années à tenter de « Boza » ( réussir le passage en Europe dans le jargon des migrants ). Ces dernières semaines, les tentatives de forcer le passage en Espagne se sont multipliées. D'où viennent ces candidats à l'Eldorado européen ? Comment vivent-ils l'attente au Maroc ? Comment se préparent-ils à l'assaut des forteresses espagnoles du nord marocain ? Pendant de longs mois, nous les avons suivis dans leur dangereux périple, en espoirs déçus et ambition intacte de changer le cours de leur existence.  




La barrière grillagée qui sépare le Maroc de l'enclave de Melilla. PIERRE-PHILIPPE MARCOU / AFP


Dans les années 90, les pays européens mettent en place la politique de généralisation du visa. Il devient alors compliqué pour les subsahariens de rejoindre l’Europe légalement. L’Espagne commence de son côté à surveiller de plus en plus ses frontières avec le continent africain. Dans les années 2000, l’Espagne et l’UE investissent plusieurs dizaines de millions¹ d’euros dans des grillages isolant complètement le Maroc des deux enclaves espagnoles Ceuta (Sebta) et Melilla. Ce reportage se focalise sur le cas de la forteresse de Melilla.




Port de plaisance de Melilla. En arrière-plan, on aperçoit quelques maisons côté Maroc. LUIS A. F. B.


Melilla, une ville espagnole située au nord du Maroc, est avec Ceuta (Sebta), l’un des deux accès terrestres reliant l’Afrique à l’Europe. Douze kilomètres de clôtures protègent l’enclave européenne. C’est une frontière hautement surveillée par les forces auxiliaires marocaines, et la Guardia Civil. En tout, quatre clôtures et une tranchée séparent les deux pays.




INFOGRAPHIE MOHAMED DRISSI KAMILI / LE DESK


Trois barrières se dressent du coté espagnol : la première est de six mètres de haut, la deuxième de trois mètres et la dernière de six mètres à nouveau. Le gouvernement marocain a également construit une quatrième barrière en 2014, renforcée de barbelés, en plus d’une tranchée de deux à trois mètres séparant la clôture marocaine des trois clôtures espagnoles.




Un long parcours avant
le Maroc

Des migrants sub-sahariens à leur arrivée dans un centre de transit espagnol pour migrants, le 21 septembre 2015. AFP / JOSE COLON


Profil
L'espoir de Nochi, Ivoirien, 27 ans
Nochi, un ivoirien de 27 ans dans le bidonville de Fès. SEIF KOUSMATE / LE DESK

Nochi, un ivoirien de 27 ans a rejoint le bidonville de Fès dès sa création fin 2013. Il a ensuite eu l’idée de créer un restaurant, pour éviter de mendier. Il construit un abri un peu plus grand, ajoute une table en plastique, puis deux grands réchauds au sol, deux marmites, et il commence à servir des plats africains.  « J’ai quitté la Côte d’ivoire en février 2012, après avoir travaillé en Algérie. Je suis arrivé au Maroc en mars 2013, j’ai fait beaucoup de tentatives pour rejoindre l’Europe, plus de 35 fois… A quatre reprises j’ai réussi à mettre les pieds en Espagne, après avoir franchi la barrière. Mais la Guardia Civil m’a remit aux "Alis" ( le nom que donnent les migrants aux forces auxiliaires marocaines), un jour mon tour viendra ! ».

Avant d’approcher la frontière espagnole, les migrants ont passé plusieurs mois voire des années sur la route, avec des parcours plus ou moins compliqués et toujours aussi incertains que dangereux. Ils gardent des séquelles corporelles et  psychologiques. « On s’est retrouvé une dizaine de personnes à marcher dans le désert algérien sur plus de 80 kilomètres avec une seule bouteille d’eau. Il y avait un barrage de police sur la route et le passeur nous a déposé au milieu de nulle part, vraiment je ne le souhaite à personne, là-bas dans le désert chacun pour soi, Dieu pour tous », raconte un migrant dans le bidonville de Fès. Il y a aussi ceux qui ont enterré des compagnons de route, c’est le cas de Abdulkarim, un jeune malien de 18 ans. Il était encore mineur quand il a quitté le Mali avec son ami  ils voulaient rejoindre l’Europe depuis le Maroc. Une fois arrivés en Algérie, alors qu’ils devaient prendre un bus pour rejoindre le nord du pays, les deux jeunes hommes se sont disputés avec les chauffeurs du bus. L’un d’eux a sorti un couteau et poignardé l’ami d’Abdulkarim, ils se font de suite déposer sur la route, l’ami succombe à ses blessures. Abdulkarim reste jusqu’à ce jour traumatisé par cet épisode, il raconte avec difficulté cette histoire, un an plus tard il n’a toujours pas osé prévenir la famille du défunt.


Les migrants démarrent leur périple avec très peu de moyens, et se retrouvent à payer des droits de passage aux rebelles contrôlant la frontière entre le Mali et l’Algérie. Si les migrants ne disposent pas des sommes nécessaires, ils peuvent être emprisonnés et seront libérés contre une rançon payée par leurs familles. Il leur faut ensuite payer le passeur pour la traversée du désert algérien. Beaucoup de migrants se retrouvent contraints de travailler pour pouvoir continuer le voyage, notamment en Algérie, où beaucoup sont employés dans des conditions plus que précaires dans des chantiers de construction.


Le long parcours des subsahariens avant d'arriver au Maroc. INFOGRAPHIE MOHAMED DRISSI KAMILI / LE DESK




L’arrivée au Maroc

Deux candidats au rêve européen embarquant pour un train de nuit vers Nador. SEIF KOUSMATE / LE DESK
L'arrivée matinale par train à la gare de Nador. Départ en taxi pour Jouteya puis vers le massif forestier de Gourougou où se concentre la diaspora africaine qui espère passer en Europe. SEIF KOUSMATE / LE DESK
Des jeunes migrants à leur arrivée à la gare de Nador. Ils tentent rapidement de trouver un moyen de transport pour éviter les interpellations et parfois les brimades. SEIF KOUSMATE / LE DESK


Après avoir accumulé quelques économies, les migrants rejoignent Maghnya, ville frontalière entre le Maroc et l’Algérie. Une énième frontière violée, et une petite barrière à escalader plus tard, les voilà arrivés au Maroc, le dernier pays avant l’Europe. Les migrants sont informés par les « grands frères » : d’anciens migrants n’ayant pas réussi à rejoindre l’Europe, et se retrouvant bloqués au Maroc. Il s’installent un peu partout, notamment dans les environs d'Oujda, la capitale de l'Oriental marocain, pour accueillir les nouveaux arrivés, et mettre à profit leur savoir, contre quelques billets. Les migrants apprennent où se diriger, puis comment rejoindre le campement du massif Gourougou, le camp multinational fait de bric et de broc où les migrants d'Afrique de l'Ouest ont instauré une vie sociale très hiérarchisée avec ses codes et des chefs.




Dans un quartier populaire de Nador, une première pause pour souffler et reprendre la marche vers le massif de Gourougou. SEIF KOUSMATE / LE DESK
La marche en file indienne à travers les collines surplombant Nador. SEIF KOUSMATE / LE DESK
Les arrivants rejoignent rapidement les quartiers extérieurs de Nador, d'où ils vont s'élancer à pieds vers la montagne boisée de Gourougou. SEIF KOUSMATE / LE DESK



Une fois dans la ville de Nador, leurs minutes sont comptées : des « chasses à l’homme noir » sont parfois organisées dans les gares de la ville. La plupart des migrants arrivent très tôt le matin, puis dès qu’ils sortent de la gare, prennent le premier taxi qui les fera rejoindre un des quartiers populaires de Nador, qui est situé au pied du massif, avant d’attaquer les soixante minutes de marche les séparant du sommet de la montagne.




Le campement
de Gourougou

Dans le campement de Gourougou, les migrants s'installent à même le sol et utilisent leur paquetage en guise de tentes de fortune pour passer leurs premières nuits. SEIF KOUSMATE / LE DESK
Scène de vie à Gourougou. Des migrants tentent d'installer une bâche en ciré pour se protéger des intempéries. SEIF KOUSMATE / LE DESK
Dans la forêt de Gourougou. Réveil sous le brouillard pour les arrivants arrivés la veille dans le campement de fortune. SEIF KOUSMATE / LE DESK


A l’abri des regards, dans un campement situé à 900 mètres d’altitude au sommet du massif de Gourougou, non loin de la ville de Nador, ils sont entre 400 et 1 500 hommes (selon les mois) à vivre clandestinement dans des conditions précaires. Ils attendent de pouvoir traverser la frontière qui les séparent de l’Europe. Les migrants sont livrés à eux mêmes. Afin de mieux s’organiser, ils désignent un "président" parmi les anciens, le plus brave, et le plus expérimenté. Une fois élu, le "président" met en place un "gouvernement" pour l’assister dans la gestion, la surveillance du campement, ainsi que l’accueil des nouveaux arrivants. Le "gouvernement" est composé d’un "premier ministre", d’un "commissaire", et de "policiers". Chaque nouvelle personne doit se présenter au gouvernement afin d’être identifiée. L’un des membres lui fera alors un rappel des règles de vie en communauté, et lui fournira les informations nécessaires qui lui permettront de vivre sur le campement. La personne devra ensuite s’acquitter du "droit du ghetto", fixé à 60 dirhams par personne, payé en une seule fois. Il s’agit d’une sorte de cotisation, qui aidera le "gouvernement" à gérer le campement.




Les bases arrières des migrants

Un match de football improvisé entre migrants dans un bidonville de Fès. SEIF KOUSMATE / LE DESK


Profil
Le rêve envolé de Gérard,
Malien, 29 ans
© SEIF KOUSMATE / LE DESK

Gérard, un Malien de 29 ans, a quitté son pays en 2011. Après avoir travaillé en Mauritanie, il rejoint le Maroc en 2015 et essaye depuis de rentrer à Melilla en escaladant la clôture. Il a à son actif plus de 15 tentatives. Il a mis les pieds dans l’enclave espagnole à cinq reprises, mais s'est à chaque fois fait arrêter par la Guardia Civil, qui l'a remis aux autorités marocaines. Il s’est ensuite fait refouler vers l’une des villes du royaume, loin de la frontière. Depuis quelques mois, il s’est installé dans un bidonville de Fès, découragé de la situation. Un mois après notre rencontre Gérard décide de renoncer à son rêve de rejoindre l’Europe et repart au Mali pour prendre soin de sa mère malade.

Depuis 2013, des communautés de migrants clandestins commencent à voir le jour dans des villes du royaume, loin des frontières. Le Maroc a effectivement amorcé une nouvelle politique migratoire, sur la base des conclusions et recommandations du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH). Avant cela, les migrants étaient arrêtés au niveau de la barrière, puis étaient emprisonnés ou relâchés dans la no man’s land séparant le Maroc de l’Algérie. Désormais, la présence des migrants est davantage tolérée, mais reste problématique : lorsqu’ils se font arrêter à la frontière, ils sont acheminés dans des bus en direction de villes situées loin des frontières comme Fès, Casablanca, Safi, Agadir, etc., puis relâchés par dizaines dans les rues. Une forte concentration à vue le jour dans la région d’Agadir - en raison de la possibilité pour le migrants de travailler dans les fermes agricoles -, mais aussi dans des grandes ville comme Casablanca, notamment derrière la gare routière de Oulad Ziane. La journée, il est possible de croiser des migrants mendiant aux feux rouges afin de récolter la somme nécessaire au billet à destination de Nador. Ils cherchent à rejoindre à nouveau le campement du massif de Gourougou. Fès demeure la seule ville où les migrants sont tranquillement installés. Un bidonville a vu le jour fin 2013, et ne fait que grandir depuis. Installé non loin de la zone technique de la gare ferroviaire, l’état général du campement reste lamentable : des ordures jonchent le sol autour des abris, aucune source d’eau courante n’est mise à disposition. Les migrants comptent sur la générosité des locaux pour leur remplir quelques bidons d’eau potable de temps à autre. Cet endroit permet toutefois aux migrants de se reposer et de prendre des forces, avant d’affronter la rude vie de forêt à Gourougou.


¹ Entre 2005 et 2013, 47 millions d’euros auraient été investis dans la barrière de Melilla et 25 millions pour celle de Ceuta par l’administration espagnole. L’entretien des barrières des deux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc coûteraient 10 millions d’euros par an. ( Chiffre tirés du « Rapport conjoint Ceuta et Melilla centres de tri à ciel ouvert aux portes de l’Afrique_Décembre 2015 », réaliser par Elsa Tyszler pour Migreurop/GADEM)

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