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Grand angle

Traqués sur Internet avec l’aide de la France

12.07.2017 à 12 H 44 • Mis à jour le 22.06.2021 à 19 H 35 • Temps de lecture : 21 minutes
Par
CONTRE-ENQUÊTE
Le Maroc a utilisé, entre autres, une technologie française pour surveiller Internet. Le fruit d’une coopération sécuritaire initiée avec Sarkozy et jamais reniée depuis au nom de la sacro-sainte guerre contre le terrorisme mondialisé. Mais les outils livrés par des firmes hexagonales et européennes, dont le fameux logiciel espion Eagle, ont servi aussi à pister nombre d’activistes n’ayant aucun lien avec la menace jihadiste.

Le cliché est trompeur. Au bord de la piscine, Nicolas Sarkozy, en pleine période bling bling, polo Ralph Lauren et lunettes Ray Ban, est tout sourire. Il n’est pourtant pas en vacances. Nous sommes le 20 mai 2006 à Marrakech, Place Beauveau est encore son nid d’aigle. Autour de la grande table en teck installée pour un déjeuner offert en son honneur dans les jardins de La Mamounia, tous les sécurocrates de l’époque sont là : Chakib Benmoussa, son homologue à l’Intérieur lui fait face, à la droite du ministre, son adjoint, Fouad Ali El Himma, à l'époque ministre délégué mais en réalité l’homme fort du Palais, et à l’angle, le général Hamidou Laânigri patron de la police (DGSN) et du renseignement intérieur (DST). Côté français, les députés Eric Woerth et Thierry Mariani sont conviés aux agapes.



« On vous donne les moyens… »

L’ambiance est très détendue. Chose inhabituelle pour un repas informel, au dessert, deux fanions aux couleurs de la république et du royaume sont placés au centre de la table pour officialiser la rencontre. Le soleil printanier du Maroc justifiait-il à lui seul cette visite éclair de Sarkozy bousculant le protocole au point de célébrer une coopération policière au milieu des touristes ? Que cachaient vraiment ces chaleureux conciliabules franco-marocains ? La rencontre sera actée par la signature d’une convention de coopération de lutte contre l’immigration clandestine.



Pourtant, d’autres sujets plus sensibles ont été abordés ce jour-là , d’autant plus qu’un an auparavant, presque jour pour jour, une première rencontre, cette fois plus discrète, avait eu lieu toujours à Marrakech et à laquelle participait, outre Nicolas Sarkozy, Pierre Bousquet de Florian, à l’époque directeur de la surveillance du territoire. L’information ayant tout de même filtré, leur présence sera légitimée par la nécessité de contacts informels sur la menace terroriste de groupes salafistes opérant entre le Maroc et l'Europe.


Il faut se pencher sur l’accord qui a été signé sous les palmiers pour en comprendre le véritable sens. On y lit qu’une enveloppe a été débloquée par la France dans le cadre du Fonds de solidarité prioritaire (FSP) « pour la modernisation des salles de commandement et le renforcement des capacités opérationnelles du Maroc dans le domaine de la gestion des risques technologiques ». Un accord subsidiaire a aussi été conclu dans la foulée portant celui-çi sur « la coopération en matière de police technique et scientifique ».


« On vous donne les moyens, tous les moyens nécessaires » avait promis Sarkozy. « Il faut se remettre dans le contexte de l’époque, le but était de casser de l’islamiste. La hantise était de voir le Maroc sombrer dans le terrorisme et que cela rejaillisse sur les cités en France. Le syndrome algérien était en vogue. Démanteler leurs réseaux et leurs filières d’immigration était le mot d’ordre », explique une source diplomatique en poste à Rabat.


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En réalité, ce qui a été amorcé sous les palmiers de la ville ocre ne concernait pas seulement un concours de la France aux moyens de lutte anti-terroriste engagés par le Maroc depuis les sanglants attentats qui avaient endeuillés Casablanca trois ans plus tôt. C’était le prélude à une collaboration plus large et parfois moins glorieuse entre Paris et Rabat : la fourniture par la France de moyens technologiques sophistiqués pour surveiller et traquer tous les contestataires du régime marocain sur Internet, quels qu’ils soient.


« La doctrine est de soutenir le régime sans restrictions. C’est une question stratégique qui ne fait pas cas de la morale ou des principes. Cela n’a pas changé avec les printemps arabes, ni avec Hollande, et elle ne changera pas sous Macron. On ne lâche que lorsque le vent tourne. Regardez Alliot-Marie avec Ben Ali, elle a été la seule à en faire les frais, mais toute la classe politique française pensait la même chose, alors vous pensez-bien qu’avec le Maroc l’engagement est total », poursuit la source.


Volontairement imprécise dans le texte, l’entente de Marrakech ne sera lisible qu’à la faveur de grands bouleversements de l’Histoire.


« Aidez-nous à garder le secret »

29 août 2011, deux journalistes du Wall Street Journal pénètrent à tâtons dans le saint des saints du renseignement libyen. Kadhafi a pris la fuite une semaine plus tôt et nul ne sait où il se trouve. Abandonné après un raid aérien de l’OTAN, le bâtiment de six étages situé au cœur de Tripoli est jonché de débris et de documents épars. Au fond d’un couloir obscur, ils accèdent à une enfilade de salles baignées d’une lumière blafarde façon Pentagone. Le désordre y est indescriptible : crédences éventrées, cartons en vrac, cassettes vidéo piétinées, ordinateurs défoncés, broyeuses vomissant encore des ramettes de papier déchiqueté. Sur des étagères métalliques, des milliers de dossiers d'opposants classés dans des chemises roses renseignent sur l’activité passée du lieu. Au mur, une carte de la Jamahiriya libyenne, avec cet avertissement en anglais : « Aidez-nous à garder notre travail secret. Ne parlez pas d'informations classifiées hors du quartier général ». En surimpression, le logo d'une entreprise, Amesys, une société française du groupe Bull. Dessous, un pense-bête rappelle le nom et les coordonnées du responsable français à joindre en cas de problème technique. Le précieux contact du « projet Eagle », un système qui permet d'intercepter des courriers électroniques transitant sur les messageries Hotmail, Yahoo ! et Gmail et d’épier les chats instantanés, « ce qui permet d'obtenir une vision claire des différentes activités de vos cibles » précise son manuel d’utilisation.



Eagle déchiffre aussi bien l'arabe que le serbo-croate, le tamoul, le japonais que le farsi ou le mandarin. Le rêve absolu de tout dictateur se rêvant en Big Brother. Cet outil d'espionnage est, il est vrai, de bonne facture. « Le système massif a été conçu pour répondre aux besoins d'interception et de surveillance à l'échelle d'une nation », expose sans détour la plaquette de promotion d'Amesys, publiée par le site Owni [1].


Une PME rattachée à un fleuron de l’informatique française a donc livré à Kadhafi les moyens techniques permettant de contrôler toutes les données transitant sur le Web libyen et de traquer ses opposants [2]. Une enquête du magazine américain Wired détaille le rôle joué par Amesys dans l'architecture de ce vaste réseau de surveillance.


L’histoire débute en 2006. Le marchand d’armes Ziad Takieddine, cornaqué par Claude Guéant alors en poste au ministère français de l’Intérieur, invite Philippe Vannier le patron d’Amesys à rencontrer Abdallah Senoussi, beau-frère par alliance de Kadhafi et chef des services de renseignement militaires libyens dans le cadre du rapprochement avec Tripoli, voulu par Nicolas Sarkozy. Senoussi, pourtant condamné en 1999 par la justice française à la prison à perpétuité pour sa responsabilité dans l’attentat du DC-10 de l’UTA et recherché par Interpol pour « terrorisme et crime contre l’humanité », chinait dans les hautes sphères françaises un prestataire pour fliquer ses concitoyens. Le contrat de plus de 26 millions d’euros est signé en 2007 et Amesys (opérant à l’époque sous le nom de I2E) reversa, comme le révéla Mediapart, pas moins de 4,5 millions d’euros de rétro-commissions à Takieddine. Le Quai d'Orsay confirmera des années plus tard qu'Amesys avait bien vendu du matériel électronique destiné à espionner les opposants et rebelles libyens, mais niera avoir été impliqué.


De gauche à droite: Nicolas Sarkozy, Ziad Takieddine, Claude Guéant, Abdallah Senoussi et Thierry Herzog. MEDIAPART


« J’ai pu m’offrir une bonne petite Stasi… »

A l’origine, taillé sur mesure pour les besoins de Kadhafi, le logiciel mouchard sera vendu à d’autres régimes autoritaires. À la manière d’un mauvais polar, raconte le journaliste expert Jean Marc Manach, les contrats négociés par Amesys portent tous un nom de code inspiré de célèbres marques de friandises, bonbons, chocolats, crèmes glacées ou sodas : « Candy » en Libye, « Finger » au Qatar, « Kinder » en Arabie Saoudite, « Oasis » aux Emirats, « Crocodile » au Gabon, « Miko » au Kazakhstan et… « Pop Corn » pour le Maroc.


Amesys Eagle Operator Manual Copy by rewriting on Scribd


Amesys-I2E a une filiale au Maroc, elle avait, dit-on, idéalement installé de discrets bureaux high tech à un jet de pierre de la tour Maroc Telecom au cœur du quartier des affaires de Hay Riad à Rabat. En 2006, elle procède sur son site « aux travaux préliminaires de l’installation d’un centre dédié aux développements en informatique embarquée », rapportait déjà à l’époque L’Economiste. En clair à concevoir des programmes insérés dans des puces électroniques . Le projet est mis en place courant 2007 et la filiale marocaine recrute à tour de bras. Parmi ses clients, Thalès, qui a remporté le marché des cartes nationales biométriques marocaines en 2005 sans appel à concurrence.


Ceci pour le versant officiel. Mais étrange coincidence, à la même époque, Amesys livrait le système Eagle à la Libye et selon le même modus operandi. Les négociations se faisant d’Etat à Etat, le « package » comprenait aussi des cartes d’identité biométriques capables de ficher leurs titulaires avec une redoutable précision sans parler de tout le catalogue d’armement proposé tant au Libyens qu’aux Marocains, dont l’avion Rafale de Dassault. Et comme à Tripoli, Amesys devait former à Rabat des ingénieurs marocains aux techniques d’interception des télécommunications et de surveillance d’Internet, assure une source proche du dossier consultée par Le Desk.



« Sarkozy n’avait pas besoin d’envoyer Guéant en éclaireur pour convaincre les Marocains comme il l’a fait en Libye, il y avait déjà pris ses marques et noué des amitiés durables », raconte une source diplomatique. Autre fait troublant, peu avant la chute du régime Kadhafi, Abdallah Senoussi, en cavale, ira se réfugier au Maroc muni d’un faux passeport malien. Il dira par la suite qu’il y était chaperonné par le contre-espionnage marocain pendant douze jours avant que Rabat ne l’expédie contre toute attente vers la Mauritanie au lieu de le livrer à la justice française. « Son extradition vers la France n’était pas envisageable » se bornera à dire la même source. A l’époque, le Maroc cherchait encore à ménager les kadhafistes avec qui les rapports s’étaient normalisés depuis quelques années, et était de ce fait farouchement opposé à une intervention de l’OTAN en Libye. Mais la source évoque des raisons autrement plus inavouables : « La mansuétude de Rabat n’a pu lui être accordée que sous les auspices de la France. Une relation triangulaire que l’on retrouve dans certains dossiers où Senoussi est omniprésent et dont Paris et Rabat préféreraient à l’évidence que l’on taise ».


Fin 2011, le Canard Enchainé allait lever un peu plus le voile sur le volet marocain de l’affaire. Serviware, une filiale de Bull venait de facturer pour 2 millions de dollars la fourniture de disques durs d’ordinateurs au Maroc dans le cadre de l’opération « Pop Corn » . « De quoi surveiller toute la population » commente l’hebdomadaire satirique dont le numéro est vite ramassé des kiosques non seulement pour les révélations qu’il contient, mais aussi pour un dessin de Cabu illustrant l’article. Il croque un Mohammed VI satisfait : « Pour à peine le prix d’un Rafale…j’ai pu m’offrir une bonne petite Stasi à moi ».


Jerome Canard, La haute technologie française fait le bonheur des tyrans , Le Canard Enchainé, 7 décembre 2011

 

Un pacte « avec le diable »

Sur son site internet, Amesys reste discrète sur ses systèmes d’interception des données. Parmi ses clients, on trouve les ministères français de la Défense et de l’Intérieur, l’armée américaine, de grandes entreprises, mais évidemment aucun régime dictatorial. L’entreprise avouera pourtant avoir fourni au Guide libyen du « matériel d'analyse » portant sur une « fraction des connexions Internet », tout en rappelant que le contrat avait été signé dans un contexte de « rapprochement diplomatique » avec la Libye, peu après la libération des infirmières bulgares et la visite officielle de Kadhafi en France, en décembre 2007.


Bruno Samtamnn, le directeur commercial d’Amesys qui avait expliqué sur France 2 que « le produit » avait été « imaginé pour chasser le pédophile, le terroriste, le narcotrafiquant », et qu’il avait donc été « détourné » de sa finalité a finalement reconnu que ce contrat avait effectivement été « signé avec le diable » [3].


Le logiciel espion Eagle a été vendu par Amesys, filiale de Bull a plusieurs pays autoritaires. DR


Son aveu peut s’appliquer tout autant pour le cas marocain. La police secrète allait comme son homologue libyenne faire grand usage de l’outil pour mener une chasse à l’homme impitoyable sur la Toile. Si les premières cibles ont été les cellules jihadistes dont une source sécuritaire affirme au Desk que leur démantèlement est le fait à 80 % de l'usage de ce type de technologies, les victimes se compteront aussi parmi de jeunes indignés du Mouvement du 20-Février, très actifs sur les réseaux sociaux durant la fièvre des révolutions arabes, des journalistes, des blogueurs, des militants des droits de l'Homme qualifiés d'opposants etc.


Les bonnes affaires de Bull au Maroc

Philippe Vannier, le fondateur d’Amesys qui avait négocié le contrat libyen grâce à l’entregent de Ziad Takieddine ne s’est jamais exprimé à ce sujet. Pour racheter Amesys en 2009, Bull lui avait cédé 20 % de son capital permettant ainsi à Philippe Vannier de devenir le PDG de Bull. En mars 2012, neuf mois après la révélation par les sites Reflets.info et Owni [4] que l’Etat français avait été complice de Kadhafi dans cette affaire, Bull décidait de se séparer de cette branche d’activités devenue dommageable pour son image.


En réalité, le repreneur, Nexa Technologies, créé en avril 2012 est alors présidé par Stéphane Saliès, le concepteur du logiciel Eagle chez Amesys. D’à peine 5000 euros à sa création, le capital de Nexa sera porté à 1 million d’euros quelques mois plus tard. MiroirSocial.com révélera que les fonds injectés proviennent d’une société civile détenue par Stéphane Saliès et Olivier Bohbot, qui se trouvait être un cadre supérieur de Bull en charge des « solutions de sécurité ». Mieux encore, Vannier, Saliès et Bohbot sont par ailleurs les dirigeants de Crescendo Industries, le holding qui, profitant du rachat d’Amesys en 2009, avait pris le contrôle de Bull.



Ce tour de passe passe financier destiné à brouiller les pistes n’a pas empêché à un groupe d’internautes libyens soutenus par des ONG françaises de défense des droits de l’Homme de poursuivre Bull et Amesys pour « complicité de torture » devant la Cour d’appel de Paris. Entretemps, Amesys, officiellement divorcée de Bull s'est discrètement repliée sur les Emirats Arabes Unis, dans la zone franche de Dubai Internet City, sous une identité à peine maquillée : Advanced Middle East Systems (A.M.E.Sys). Comble de l’ironie, elle tentait quelque temps plus tard de revenir discrètement sur le marché libyen où elle tenait un stand au salon de la Défense organisé fin janvier 2013 à Tripoli, avait rapporté Maghreb Confidentiel.


Au Maroc, alors que le dossier « Pop Corn » n’a jamais soulevé de vagues malgré les fuites dans la presse étrangère et que le système Eagle était selon les informations du Desk encore récemment en exploitation par les services de renseignement, I2E, la filiale locale d’Amesys continuait de travailler au grand jour et ne désespérait pas comme elle l’avait publiquement annoncé de renforcer ses effectifs et de s’installer à Technopolis, la pépinière pour start-ups de pointe que l’Etat a bâti à grands frais dans la banlieue nord de Salé.


Vannier a réalisé au royaume chérifien de juteuses affaires, cette fois-ci avec sa casquette de patron de Bull. Il a d’ailleurs à ce titre été régulièrement reçu avec les honneurs par les officiels marocains, fiers de la décision de Bull de délocaliser nombre de ses activités dans le royaume et de proposer, une première en Afrique, de vendre à son administration le dernier né de ses supercalculateurs. Ce n’est pas non plus par hasard qu’il avait choisi Casablanca pour lancer son programme « Bull Boost » en novembre 2012, avant même la France. Un privilège que n’a pas manqué d’être souligné par une presse euphorique  : « Bull Boost a pour ambition d’aider les organisations à réimaginer les technologies de l’information comme un catalyseur stratégique (…) Le Maroc a été retenu pour sa forte dynamique dans le domaine ». Vannier ajoutera à l’adresse des médias locaux : « Bull fait de la confiance le premier levier du business (…) Nous relèverons ensemble les défis et valoriserons les opportunités de la mutation numérique ». Bref, on aura compris le sens de son message : il était pour ainsi dire en terrain conquis.


Mais ses affaires marocaines ont eu parfois un parfum de scandale. En avril 2011, en plein chahut du Printemps arabe, Bull Maroc remportait parmi d’autres contrats contestés, un important marché d’informatisation du ministère de la Jeunesse et des sports dans des conditions que Mamfakinch avait jugées irrégulières à l'issue d'une enquête fouillée.


« SVP, ne mentionnez pas mon nom… »

Pour la qualité de ses investigations, Mamfakinch devenu à l'époque l’un des médias citoyens les plus populaires au Maroc, fera l’objet d’une attaque informatique majeure visant à le faire taire. Le 2 juillet 2012, Google et GlobalVoices lui remettait un Breaking Border Award, prix international honorant les sites qui s’illustrent par leur défense de la liberté d’expression sur Internet. Moins d’un mois plus tard, la rédaction de Mamfakinch recevait un étrange mail intitulé « Dénonciation », accompagné d’une pièce jointe « Scandale (2).doc » et d’une phrase sybilline : « SVP, ne mentionnez pas mon nom ni rien du tout, je ne veux pas d’embrouilles », comme le rapportait une enquête fouillée du site Owni. Intrigué, Mamfakinch fera analyser le courriel par des spécialistes qui découvriront qu’il s’agissait en fait d’un puissant virus informatique. Une sorte de cheval de Troie capable d’infecter les ordinateurs du site et permettant se faisant à l’intrus d’accéder à toutes leurs données. Le logiciel espion, encore totalement méconnu à l’époque des faits, sera identifié comme semblable à celui découvert dans les bâtiments de la sécurité égyptienne après la chute de Hosni Moubarak. Ses concepteurs qui le commercialisent pour plusieurs centaines de milliers d’euros assurent qu’ils ne le vendent qu’à des services de renseignement gouvernementaux et qu’il ne serait destiné qu’à la traque de criminels. Manifestement, leurs clients en font un usage bien plus large.


« Ils achètent de la viande »

Evidemment, Bull et ses filiales ne sont pas les seules entreprises informatiques à avoir profité de la politique de surveillance mise en place à large échelle au Maroc. Américains, italiens (avec Hacking Team), britanniques (avec BAE)  se bousculent au portillon de ce marché décidément porteur. Surtout que le pays est loin d’être considéré comme une dictature par l’Occident. Une firme française va pourtant en profiter sans que son nom n’apparaisse nulle part, ni sur le volet libyen, encore moins au Maroc. Il s’agit d’Alten. Sa particularité ? Son patron est un français d’origine marocaine, né en 1956 à Rabat. Simon Azoulay pilote Alten, « société à haute densité de matière grise » depuis 1988 à Boulogne-Billancourt. Intarissable sur Alten, leader européen du conseil et de l'ingénierie en hautes technologies, dont il est le PDG, le cofondateur et l'actionnaire principal, Azoulay concède du bout des lèvres ses origines marocaines, mais n'en dit jamais plus sur les activités sensibles d’Alten avec le royaume. L'entreprise, qui compte plus de 10 000 salariés dont 90 % sont des ingénieurs issus de grandes écoles réalise le quart de son chiffre d'affaires (près d’1,7 milliard d'euros en 2016, ) à l'étranger.


Simon Azoulay (au centre) et ses proches collaborateurs d'Alten. DR


« C’est à des entreprises comme Alten que nous sous-traitons notre surplus de travail » explique un ingénieur ayant travaillé au cœur de l’antenne marocaine d’Amesys. « Dans notre jargon, on dit qu’ils achètent de la viande », expliquait un autre spécialiste. Et évidemment, cette boucherie d’un genre nouveau concerne le logiciel Eagle. « Lors de la mise en place de Pop Corn, la SSII Alten a activement participé avec une ribambelle de jours/hommes achetés par Amesys » confirme le site Reflets.info. Et d’ajouter : « Comment peut-on mettre ce type d’outils sur le marché ? Comment peut-on le vendre à des Etats policiers, des dictatures ? Un petit plus pour la balance commerciale peut-il effacer les ennuis terribles qui vont s’abattre sur les opposants politiques et les militants des droits de l’Homme dans ces pays ? (…) Nous avons demandé au service de presse du Premier ministre de fournir l’autorisation ministérielle nécessaire pour la vente d’un Eagle au Maroc ».


A toutes ces questions soulevées, ni les officiels français, ni Bull, ni Alten, interrogés par la presse, n’ont jamais souhaité répondre. Au Maroc, les sources gouvernementales interrogées par Le Desk disent ne rien savoir sur un contrat public-privé portant le nom de code « Pop Corn ». Le secret sur son usage précis sera-t-il éventé un jour ?


Le 8 mai 2014, le ministère de l’Intérieur déposait plainte auprès du parquet général contre « des personnes qui ont préparé et distribué un rapport comprenant des accusations graves de pratiques d’espionnage ». Cette plainte faisait suite à la publication par Privacy International et l’Association des droits numériques (ADN) d’une étude, intitulée Les yeux du pouvoir, sur les moyens de surveillance en ligne utilisés par l’Etat marocain contre des journalistes et net-citoyens.


A travers quatre témoignages de journalistes se disant victimes de surveillance d’Etat, « ce rapport détaille les conséquences néfastes de la surveillance sur le travail des journalistes », commentait Reporters sans frontières (RSF). Le journaliste Ali Anouzla y relate ses nombreuses expériences de surveillance, des écoutes téléphoniques aux piratages de ses comptes Facebook. Les net-citoyens Hisham Almiraat, Samia Errazzouki et Yassir Kazar, anciens membres de Mamfakinch, y détaillent aussi comment ils ont été ciblés par un logiciel espion développé et commercialisé par Hacking Team, une société listée « Ennemi d’Internet » par RSF en 2013.


Le rapport rappelait que les autorités marocaines ont fait l’acquisition du fameux système de surveillance généralisée Eagle. Un système, capable d’intercepter les emails et de traquer journalistes et dissidents sur les réseaux sociaux.  Son concepteur, la firme française Amesys, a également été nommée « Ennemi d’Internet »...



[1] Lire à ce propos le livre numérique de Jean Marc Manach, « Au pays de Candy, enquête sur les marchands d’armes de surveillance numérique », Owni Editions, mars 2012, dont une large partie de cette contre-enquête s'est inspirée

[2] Dans un documentaire intitulé « Traqués ! Enquête sur les marchands d’armes numériques » diffusé sur Canal+ le 14 mars 2013, le journaliste Paul Moreira fait témoigner trois blogueurs libyens incarcérés plusieurs mois durant, leurs messageries avaient été interceptées par leurs tortionnaires grâce au système Eagle

[3] Déclaration faite au journaliste Paul Moreira, auteur du documentaire « Traqués ! Enquête sur marchands d'armes numériques », Canal+, 14 mars 2013

[4] Les sites spécialisés Reflets.info et Owni ont été en pointe de cette enquête et ont publié de nombreux articles détaillant l’implication directe du gouvernement français dans la vente de la technologie Eagle au régime de Kadhafi et au Maroc

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Par @MarocAmar
Le Desk Grand angle