ReportageFaute de financements, de jeunes sourds-muets de Casablanca privés de scolarité
Ce mardi matin, les couloirs de l’Institut Mouna semblent bien vides. Dans les salles de classe qui accueillent d’habitude plus de 150 élèves, des institutrices s’affairent à préparer les programmes et les emplois du temps des enfants. Fatna Eddibaoui, coordinatrice pédagogique de l’institut, travaille depuis vingt-cinq ans avec des jeunes sourds et muets. « Cette année, nous n’avons pas pu faire notre rentrée comme prévu » commence-t-elle, souriante malgré tout, « nous connaissons des problèmes depuis 2014, mais ça a empiré il y a quelques mois et depuis avril dernier, nous n’avons pas touché de salaires ».
En effet, comme l’explique Kamal Mjaoual, directeur de l’Association marocaine pour enfants sourds (AMES), « nous n’avons pas encore touché les subventions que l’on attendait du ministère du développement social ». Sans ces aides, impossible de rémunérer enseignants, techniciens et personnels de l’établissement.
Mais comment ce retard peut-il être expliqué ? Selon le directeur, « Il y a eu un conflit interne au sein du ministère entre deux responsables, enfin c’est ce que rapportent les médias. Depuis, nous n’avons aucune stabilité de gestion, c’est impossible à vivre. Pourquoi certains font-ils passer leurs conflits personnels avant l’intérêt général ? » s’interroge celui qui a la charge de cet établissement. « Nous allons normalement bientôt recevoir une première partie des fonds. Ca ne sera pas assez, mais c’est déjà ça ».
De 1,4 millions de dirhams, l’aide de soutien à la scolarisation des enfants en situation de handicap est passée pour l’année dernière à un peu plus de 800 000 dirhams. Un coup dur pour l’association, qui doit avec ça gérer une partie du coût du transport des élèves, de leur scolarisation ainsi que de leurs repas au sein de l’Institut. Dépité, Kamal sort le relevé du compte bancaire de l’association, qui affiche à fin septembre de cette année la dérisoire somme de 375 dirhams.
Pour le personnel et le directeur, le retard imposé par ces problèmes financiers aux enfants est le plus gros problème. « L’éducation n’est pas quelque chose de secondaire ou d’optionnel : c’est un droit, un droit constitutionnel » tempête Kamal, « pourquoi les enfants handicapés sont toujours les derniers auxquels on pense en terme d’éducation ? Déjà, eux n’ont pas accès à l’école gratuite, et nous sommes obligés de faire un travail de nécessité publique en lieu et place de l’Education nationale ».
En vingt-cinq ans de carrière, Fatna n’a jamais vécu pareille situation, « ici il y a des enfants pauvres, des enfants dont les parents ont du déménager pour les mettre dans cette école. Pour pouvoir leur enseigner dans de bonnes conditions, nous devons être payés ».
Autre problème pour ces enseignantes et le personnel de l’institut : sans salaire, pas de sécurité sociale, et une dette accumulée par l’AMES de plus de deux millions de dirhams depuis un an. Et pour celles et ceux qui ont besoin de se soigner, la situation est devenue catastrophique.
Devant l’entrée du bâtiment, une banderole annonce : « L’association porte entièrement responsables les ministères de la famille, de la solidarité, de l'égalité et du développement social, ainsi que la direction de l'Entraide nationale, de ne pas avoir pu permettre aux enfants d'être scolarisés ». Une revendication portée par les institutrices mais également par la direction. Entre eux, pas de bras de fer mais un but unique : reprendre les cours le plus rapidement possible. Alors que Kamal répond à nos questions, deux personnes chargées des premiers versements lui demandent cordialement de retirer ces deux banderoles, « maintenant que le virement est engagé ».
Dans la cantine de l’école, vide, un petit garçon veille sur sa mère qui s’est assoupie. Karima est venue de Moulay Rachid avec Ayoub, son fils de 14 ans (voir photo en tête d'article) , afin de renouveler son inscription à l’Institut Mouna pour sa scolarité 2018-2019. Contrairement aux six dernières années qu’il a passées ici, la rentrée est retardée, et cela affecte beaucoup son moral, « les enfants en situation de handicap n’ont pas beaucoup d’activités extra-scolaires, soit ils sont ici avec nous, soit ils sont à la maison » dit Fatna.
Le rêve d’Ayoub, plus tard, c’est faire de la peinture, « oui, je veux être peintre » dit le jeune adolescent les yeux pétillants, en langage des signes, traduit par la coordinatrice pédagogique. Sa mère, malade et touchée de plus en plus par la cécité, est épaulée dans ses démarches par son fils, « c’est mon bras droit » dit-elle, « l’autre jour, c’est lui qui m’a aidé à correctement orthographier des documents chez le médecin ». Le garçon sourit, sa mère aussi. Pour Kamal, l’important est de « donner une voix à ces enfants qui n’en ont pas », en relançant encore et encore les ministères et les responsables jusqu’à obtenir enfin de quoi reprendre sereinement la scolarisation des enfants et le travail de fond que son association mène auprès des enfants sourds et muets depuis des décennies.
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