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Débat

Viol de la fille aux tatouages: qui va sauver les femmes marocaines ?

28.08.2018 à 10 H 54 • Mis à jour le 28.08.2018 à 16 H 39 • Temps de lecture : 6 minutes
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Dans le centre du pays, Khadija, 17 ans, a été séquestrée et torturée cet été. Après le viol collectif de la fille du bus en 2017 à Casablanca, et face au silence de l'Etat marocain, des écrivains et des personnalités civiles prennent la parole

L’horreur, encore une fois. Le viol banalisé des femmes marocaines, encore une fois. Khadija, 17 ans, dit avoir été séquestrée, abusée, torturée pendant des semaines par un groupe de garçons, cet été. Un scandale qui fait le buzz bien sûr, qui écœure bien sûr, qui depuis quelques jours alimente toutes les discussions au Maroc, bien sûr. Une affaire qui, malheureusement, risque d’être oubliée la semaine prochaine ou bien le mois prochain. On passera à autre chose. Une nouvelle source d’excitation collective. Rien ne sera fait. Le sujet ne sera même pas traité par la société. C’est ainsi. Ne vous étonnez pas. Ce n’est plus la vie, c’est la jungle. Et comme toujours, ce sont les femmes qui paient le prix fort de tous les dysfonctionnements d’une société qui ne veut toujours pas grandir.


Avec l’affaire du viol de la jeune Khadija du douar de Oulad Ayad (du côté de Béni Mellal, dans le centre du pays), on atteint un nouveau degré dans l’innommable. D’après ce qu’on sait (l’enquête suit son cours), et si on croit tout ce que la victime a dit à plusieurs reprises sur Internet, pendant deux mois, plusieurs hommes l’auraient kidnappée, droguée et violée à tour de rôle. Ils se la passaient entre eux. Une poupée. Un petit chien. Une esclave sexuelle.


Et comme si cela n’était pas suffisant, ces violeurs n’ont vraiment pas peur de la loi, ils ont laissé sur tout le corps de Khadija des traces, des tatouages. La preuve irréfutable de leur culpabilité ? Oui. Mais à vrai dire, à partir de ce qui se révèle petit à petit, on n’en est plus là dans cette affaire. On est dans un scandale national qu’on pourrait interpréter ainsi : il s’agit de viols et de messages écrits sur le corps d’une femme destinés à tout le monde. Pas que le Maroc. Oui, on est des violeurs. Oui, cette femme n’a aucune valeur. Oui, nous sommes des sauvages. Oui, nous sommes des pauvres abandonnés dans notre propre pays et, à notre façon, nous nous vengeons de l’injustice qu’on nous impose. Oui, vous avez raison, nous sommes des criminels. Vous allez nous punir ? Nous rééduquer ? Nous jeter en prison ? On recommencera, vous le savez très bien.


Les parents de Khadija n’ont même pas voulu au départ porter plainte. A quoi bon s’infliger cette honte publique ? C’est le mektoub. Ce qui est fait est fait. Nous ne sommes rien du tout. Des pauvres parmi les plus pauvres dans un bled dont personne ne se soucie. Cachons notre fille et continuons à vivre comme toujours : sans aucun soutien. Et puis, les autorités ne bougeront pas. De toute façon, la vie de Khadija est déjà finie. Ruinée. Personne ne voudra d’elle. Personne ne voudra s’approcher d’une pestiférée marquée à vie dans sa propre chair.


Ce sont les associations qui ont réussi à les convaincre d’aller au poste de gendarmerie et de médiatiser ce drame, cette tragédie qui aurait très bien pu aussi se passer dans une grande ville, Rabat, Marrakech, Tanger. Chez une riche et puissante famille de Fès, par exemple. L’été 2017 a été marqué par le viol collectif (et filmé) à Casablanca de la fille du bus. L’été 2018, l’héroïne s’appelle la fille aux tatouages. Et entre ces deux saisons, il y a eu d’autres histoires glauques, insoutenables, très commentées sur les réseaux sociaux et déjà complètement oubliées.


Vraiment, ne vous étonnez de rien. Certains disent que ce sont elles, ces deux filles dévergondées, qui l’ont cherché. D’autres affirment qu’elles étaient déjà déflorées, comme si cela justifiant ce qui leur est arrivé. Seul le premier viol compte. On le sait tous. A partir du deuxième, c’est autre chose. Ce n’est plus du viol. Non ? C’est ce qu’ils clament. C’est ce que les violeurs pensent : à regarder les autres exhiber franchement sur Youtube, sur Facebook, sur Instagram, leurs richesses, leurs cérémonies de mariage, leurs anniversaires, leurs villas de vacances, leurs voitures, leurs caftans somptueux, leurs bijoux, leurs séances de massage, on a fini par perdre la tête nous aussi. Ayez un peu de cœur quand même. Nous voulons vivre nous aussi. Jouir nous aussi. Baiser nous aussi. Ne nous parlez pas d’éducation, de morale et de religion musulmane. Cela n’a rien à voir. Ne mélangez pas tout. Ne jetez pas sur nous vos condamnations électroniques. Votre arrogance. Votre regard sociologique. Votre racisme même. Ce n’est pas ça qui va résoudra quoi que ce soit. Cette Khadija n’est qu’une femme. Il faut pas exagérer. Juste une femme. On a voulu goûter au paradis. C’est tout. Et, dans quelques mois, nous irons faire notre service militaire obligatoire pour apprendre à défendre ce pays qui ne nous donne rien. Vous comprenez la logique ? Ouvrez vos yeux. Nous aussi, les hommes des classes inférieures sans instruction et sans boulot, on a besoin d’être défendus. Pas seulement Khadija.


Avant qu’il ne soit trop tard, que faire pour résoudre le problème ? Comment aider pour de vrai Khadija, ses sœurs et aussi, il ne faut pas les oublier, ses frères ? Il est plus qu’urgent de sortir des déclarations politiques de circonstances. Sortir de ce vide terrifiant. Sortir de cette maladie collective qui se répand en nous et nous rend insensibles. Durs les uns avec les autres. Aveugles. Egoïstes. Extrêmement violents. Il est plus qu’urgent que l’Etat sorte de nouvelles lois qui protègent réellement les individus marocains. Qu’on leur donne leurs droits. Leurs droits. Et qu’on leur explique ce que cela signifie. Qu’on les éduque. Qu’on les implique. Qu’on s’intéresse réellement à leur sort.


Il est plus qu’urgent de repenser le contrat social qui nous unit. On ne doit pas s’en laver les mains, de l’affaire de Khadija. C’est sûr, il y en a, des Khadijas, au Maroc. On ne doit pas continuer dans la politique de l’autruche, comme le Maroc l’a fait avec le cas du chanteur Saad Lamjarred, accusé à plusieurs reprises de viol. Circulez, il n’y a plus rien à voir. On ne doit pas s’accrocher à des valeurs obsolètes qui tuent nos enfants. Nous tuent tou-te-s. Trop c’est trop. Si le pouvoir ne fait pas son travail d’éducation, à nous de le faire à sa place. Etre un homme c’est avoir un cœur. C’est tendre la main. Aider l’autre. Et non pas jouir du spectacle de son interminable chute. La chute d’un homme c’est la chute de tout un pays.


Nous sommes tou-te-s Khadija.



Signataires :Noureddine Ayouch (publicitaire)  Tahar Ben Jelloun (écrivain)  Mahi Binebine (artiste)  Chafiq Chraïbi (gynécologue obstétricien)  Miriam Douiri (libraire)  Sanaa El Aïji (sociologue)  Nawal Hakam (secrétaire générale de la Maison d’enfants Akkari)  Yasmine Naji (galeriste et éditrice)  Leïla Slimani (écrivain)  Mehdi Qotbi (artiste peintre), Aïcha Chenna (présidente de l'association Solidarité Féminine), Soumia Amrani (présidente du collectif Autisme Maroc, militante des droits des personnes en situation de handicap).


Né à Rabat en 1973, l'écrivain marocain Abdellah Taïa a publié aux Editions du Seuil plusieurs romans, traduits en Europe et aux Etats-Unis : L'Armée du Salut (2006), Une mélancolie arabe (2008), Lettres à un jeune marocain (2009), Le Jour du Roi (Prix de Flore 2010), Infidèles (2012), Un pays pour mourir (2015) et Celui qui est digne d'être aimé (2017). Il a réalisé en 2014 son premier film, L'Armée du Salut (Grand Prix du Festival d'Angers 2014), d'après son roman éponyme.


Cette tribune est publiée simultanément dans Libération en France et quelques médias au Maroc, dont Le Desk.

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