
n°1083.Une « mine urbaine » inexploitée : le CESE scanne la filière des déchets électroniques
Au Maroc, le volume des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) a atteint en 2022 les 177 000 tonnes, contre 127 000 tonnes en 2015. Ce volume devrait s’élever à 213 000 tonnes à l'horizon 2030, soit une croissance annuelle moyenne de 3,5 %. Les ménages en représentent la principale source, avec 74 % du volume total, contre 26 % pour les professionnels, y compris les institutions publiques.
S’ils sont recyclés correctement, les DEEE peuvent se transformer en matières premières précieuses, entre cuivre, or, lithium, cobalt et plastiques techniques. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) le rappelle dans un avis qui s’inscrit dans la lignée de ses travaux sur l’économie circulaire. L'institution présidée par Abdelkader Amara estime en effet le manque à gagner à quelque 60 millions de dirhams (MDH) d'investissements et une valeur ajoutée évaluée à 182 MDH.
Cependant, ce gisement reste largement ignoré par les autorités, fragmenté par les initiatives et vampirisé par l’informel. Selon le département gouvernemental chargé de l’environnement, sur l’ensemble de ce volume, seules 16 000 tonnes sont recyclées, soit à peine 13 %, avec l'objectif d'atteindre un taux d'environ 40 % à l’horizon 2030.
Selon la Coalition pour la valorisation des déchets (Covad), le chiffre d'affaires des activités de recyclage des DEEE au niveau national avoisine 1,3 milliard de dirhams, répartis entre 630 MDH provenant de l'extraction de l'or, et 403,5 MDH pour le cuivre.
La prédominance de l’informel
Selon le CESE, plusieurs freins structurels expliquent cet état de fait. D’abord, la prédominance du secteur informel, qui capte environ 70 % du marché selon les acteurs interrogés. Ce segment opère en dehors de tout cadre réglementé, principalement dans les marchés de périphérie ou les circuits de revente non déclarés, avec peu ou pas de garanties sanitaires ou environnementales. L’absence de données fiables sur la taille réelle de cette économie parallèle et sur les volumes traités rend difficile son appréhension.
En parallèle, le secteur formel reste embryonnaire et atomisé, composé de quelques unités souvent limitées à des opérations de collecte ou de revente sans valorisation poussée. Le CESE évoque dans son document plusieurs exemples d’initiatives lancées dans ce domaine, mais dont l'impact reste limité. Les tentatives de structuration, comme le centre Logipro à Casablanca ou les projets pilotes de la société Managem, n’ont pas encore permis un passage à l’échelle, faute de volumes suffisants à traiter, de financements adaptés ou de coordination entre les acteurs publics et privés, ajoute-t-on.
La problématique de l'exportation en brut
Le Conseil met le doigt sur un autre problème : l’exportation de ces déchets. Alors qu’aucun indicateur statistique officiel ne permet actuellement de mesurer le volume ou la valeur des exportations nationales de DEEE, les données partielles disponibles, notamment sur certains métaux, indiquent qu’environ 18 000 à 30 000 tonnes de déchets de cuivre sont exportées chaque année vers l’Europe.
Ces exportations privent d'abord le Maroc des retombées économiques significatives que pourrait générer une filière nationale de recyclage des DEEE. Le CESE évoque un exemple parlant dans ce sens : « Le prix d’un kilogramme de cartes électroniques vendu par des recycleurs ou exportateurs marocains n’excède pas 5 à 6 dirhams, alors que leur valeur peut peut parfois atteindre plusieurs centaines d’euros sur le marché européen ». Ensuite, le recours à l’exportation empêche justement la constitution d’un volume critique de matériaux nécessaires pour stimuler l’investissement dans une filière de recyclage nationale.
Cela, alors que les importations marocaines de câbles en cuivre ont connu une hausse significative, en raison de l’installation de plusieurs fabricants de câbles sur le territoire national. Cette situation s’expliquerait, selon les acteurs sondés, non seulement par l’existence d’un marché international ouvert et compétitif, mais aussi par le manque de capacités nationales pour traiter et recycler ces déchets localement.
Et pour cause, ces déchets contiennent plus de 79 éléments chimiques différents, dispersés de manière hétérogène dans des équipements conçus sans penser au recyclage, ce qui rend leur traitement complexe. Coûteuses, les opérations de démantèlement, de broyage, de séparation et d’extraction des matériaux précieux sont aussi techniquement exigeantes. Ainsi, des industriels opérant dans la fabrication de câbles électriques pour les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique ou des télécommunications se voient contraints d’expédier leurs déchets à l’étranger pour qu’ils soient traités, avant de les réimporter pour les intégrer à nouveau dans leurs chaînes de production.
La nécessaire révision du cadre réglementaire
D’autres facteurs expliquent l’absence d’une économie circulaire efficace autour des DEEE au Maroc. Le CESE souligne en particulier les lacunes du cadre légal actuel. La loi n°28-00 relative à la gestion et à l’élimination des déchets, adoptée en 2006, en constitue le socle juridique principal, mais elle ne mentionne pas explicitement les DEEE. Ces derniers sont classés parmi les déchets dangereux via des textes d’application, sans disposer d’une réglementation spécifique adaptée à leurs particularités.
Cette absence de classification claire et détaillée rend malaisée la mise en place d’une chaîne de valeur nationale dédiée, tant en matière de collecte, de tri, que de traitement. En outre, les collectivités territoriales, responsables de la gestion des déchets ménagers, ne prennent pas en compte les DEEE dans leurs systèmes de gestion ni dans l’aménagement d’infrastructures adaptées (points de collecte, centres de tri, plateformes de démantèlement). Le rapport insiste sur la nécessité d’une révision du cadre législatif notamment pour institutionnaliser le principe de responsabilité élargie des producteurs (REP). Ce principe, clé dans les économies circulaires avancées, impose aux fabricants et importateurs d’assurer la reprise, le recyclage et la valorisation des équipements en fin de vie.
Au-delà du cadre juridique, le rapport met en lumière l’absence d’une vision coordonnée et intégrée entre les différents acteurs publics et privés. Malgré le lancement officiel en 2019 d’une stratégie nationale de réduction et de valorisation des déchets, incluant la filière des DEEE avec un objectif ambitieux de 40 % de recyclage à l’horizon 2030, la mise en œuvre souffre d’un manque de pilotage concerté. Les efforts sont fragmentés, les responsabilités souvent floues, et la mobilisation des ressources humaines et financières insuffisante.
Enfin, si les ambitions gouvernementales sont réelles, elles peinent à se traduire concrètement. La stratégie nationale, qui visait un taux de valorisation de 40 % à l’horizon 2030, n’a pas été accompagnée d’un financement structuré ni d’un appui suffisant aux opérateurs, reproche le CESE. En outre, même les récentes incitations fiscales, telles que la taxe écologique introduite en 2022 sur certains équipements et batteries, ne sont pas encore pleinement orientées vers le soutien à la filière.
De la gestion à la valorisation des DEEE : ce que propose le CESE
À partir du diagnostic partagé par les acteurs entendus, le CESE recommande d’intégrer la valorisation des DEEE comme un levier structurant dans la stratégie nationale de transition vers l’économie circulaire. Le développement de cette filière doit « s’appuyer sur une approche intégrée et concertée avec les acteurs concernés, couvrant l’ensemble du cycle de vie des équipements, depuis leur conception jusqu’à leur valorisation », note le conseil.
Pour concrétiser cette vision, le CESE préconise cinq axes majeurs d’intervention : évaluer précisément le gisement des DEEE ainsi que leurs impacts socio-économiques et environnementaux mettre en place un cadre réglementaire et normatif clair qui fixe les responsabilités des producteurs, distributeurs et consommateurs organiser la chaîne de valeur en structurant les acteurs publics et privés impliqués instaurer des mécanismes fiscaux et incitatifs favorisant le développement de la filière et enfin, accélérer la recherche, l’innovation, la formation et la sensibilisation autour du recyclage des DEEE.
Un ensemble de mesures spécifiques sont également recommandées dans ce cadre, tel que la création d’une nomenclature normalisée des composants et d’un inventaire national des matériaux stratégiques doit permettre d’assurer la traçabilité et faciliter leur réutilisation dans l’industrie locale. Afin de soutenir le développement de la filière, des incitations financières et fiscales sont nécessaires pour accompagner l’ensemble des acteurs, tandis que les plateformes de tri et de démantèlement doivent être aménagées selon des normes sanitaires, sociales et environnementales rigoureuses, estime encore le CESE.
Le Conseil souligne aussi l’importance de structurer et professionnaliser le secteur informel en l’intégrant dans des coopératives ou groupements d’intérêt économique. Enfin, il recommande l’instauration d’un étiquetage obligatoire informant sur la réparabilité et la présence éventuelle de substances dangereuses, ainsi que le renforcement des partenariats régionaux et africains pour mutualiser les efforts de collecte et créer une chaîne de valeur régionale intégrée.
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