Comment les Wahhabites ont transformé la Mecque en Disneyland
Il étudie son fiq’h à Bassora puis à Médine. Il est fortement influencé par des foqaha d’obédience hanbaliste.
À la Mecque, Mouhammad Abd al-Wahhab est effaré par ce qu’il voit. Non seulement les Mecquois sont de fervents adeptes du culte des saints, mais ils pratiquent la musique et la danse. Les femmes comme les hommes sont des fumeurs de chicha invétérés.
L’homme se sent la vocation d’un réformateur. Il développe une doctrine simple, plus exactement simpliste.
Un musulman authentique se doit de diriger ses actes d’adoration, sous toutes leurs formes, sans exception, vers le Dieu unique et seulement vers lui. Les autres, tous les autres, sont des déviants (dhallin) qu’il faut ramener à la vraie foi. En cas de résistance, ils sont considérés comme des mouchrikoun (associationnistes), passibles de la peine de mort.
La doctrine, ultra radicale, énoncée par Mouhammad ibn Abd al-Wahhab a, évidemment, rencontré une violente opposition y compris au sein de sa propre famille. Il réussit, cependant à faire des habitants d’Unanya, un petit village du Najd, ses disciples — obtenant même d’y faire raser la tombe d’un compagnon du Prophète, principal sanctuaire du patelin —, avant d’en être chassé par les tribus locales.
Le prédicateur trouve refuge dans un village voisin, Dariya — près de l’actuelle capitale wahhabite, Riyad —, accueilli par deux de ses jeunes disciples, fils du seigneur des lieux, un certain Mouhammad ibn Saoud.
Une alliance irrévocable sur la base
d'une doctrine radicale
Entre l’homme de religion et le cheikh, « une alliance irrévocable » est scellée. Une alliance qui ne va pas tarder à influer, radicalement, l’histoire de l’islam.
Le pacte est signé en 1747. Aujourd’hui, connus de tous, les termes en sont clairs. Ibn Saoud et son clan s’engagent à propager, par l’épée, la doctrine wahhabite, à charge pour le réformateur et ses disciples de consacrer la domination politique du cheikh et de ses descendants.
Dès 1790, débutent les hostilités entre le chérif de la Mecque et les Wahhabites. Ces derniers ont réussi à fédérer autour de leur bannière les tribus bédouines du Najd, promptes à prendre les armes contre ces Hijazis, les ayant, de tous temps, traités avec mépris. Plus tard, les Wahhabites s’adjoindront la redoutable tribu des Harb qui contrôlait un vaste territoire autour de Médine. Les Harb étaient connus pour leur habitude d’assaillir et de rançonner les caravanes de pèlerins. La ville du Prophète sera d’ailleurs la première « capitale » à tomber, après Jeddah entre les mains des Al Saoud.
Les Mecquois -- chérifs, oulémas, notables et petit peuple compris -- ont tout de suite pris la mesure du danger que représentait ces Wahhabites qu’ils considéraient comme une secte de fanatiques. Au point de leur interdire, sous différents prétextes, le hajj.
Août 1924. Plus de 130 ans de guerre plus tard, le roi Abd al-Aziz ibn Saoud s’empare de la Mecque.
L'islam n'est pas interprétable, qber enbi est interdit
La première décision du premier souverain de la toute fraîche dynastie saoudite est d’imposer aux musulmans du monde entier de prier derrière un seul et même imam, au sein du haram achcharif. Car -- aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui -- il y avait auparavant des stations de prière correspondant aux cinq principales écoles : une pour les chaféites, une pour les malékites, une pour les hanbalites et une pour les hanafites.
Il ne saurait y avoir de diversité d’interprétation de l’islam, d’après les Wahhabites. Les différences en matière de pratiques religieuses et de jurisprudence qui coexistaient depuis les premiers siècles de l’islam sont, du jour au lendemain, éradiquées.
Le tabac est interdit, les cafés sont fermés et la mixité dans l’espace public prohibée. Les vieilles familles mecquoises se voient contraintes de fêter le mawlid ennabaoui en cachette.
À l’exception des mosquées, tous les sanctuaires à caractère religieux (tombeaux des sahaba et autres zaouiyat soufies) sont littéralement rasés par les Wahhabites. Entre Dieu et son adorateur, il ne saurait y avoir d’intercesseurs. Ils avaient fait de même à Médine, n’osant cependant raser la maison où vécût et est enterré le Prophète. Ils l’ont dépouillée tout de même de ses trésors -- offrandes des califes, sultans, princes et autres puissants--, accumulées au fil des siècles. La demeure est, aujourd’hui, entourée d’un grillage destiné à empêcher les pèlerins ne serait-ce que de s’approcher de qber enbi, comme disaient nos aïeux.
À l’école, seule la doctrine de Mouhammad ibn al-Wahhab est enseignée. La littérature et la poésie arabes classiques sont expurgées de toute licence.
Des immigrés à la pelle, un profond racisme
La Mecque bénéficie, comme le reste du pays, d’une immense et subite manne. Les Mecquois ne pouvant ni ne voulant remplir les emplois que la nouvelle économie induit, il est fait appel à une immigration massive. Obligatoirement musulmans -- pour ce qui concerne la ville sainte --, les nouveaux arrivants sont essentiellement Égyptiens, Yéménites, Malais et Indonésiens.
Historiquement, les Mecquois ont toujours été profondément racistes. L’usage abusif qu’ils ont toujours pratiqué de l'esclavage a souvent été dénoncé dans les récits de voyage écrits par des musulmans éclairés, notamment les lettrés turcs de la fin du XIXe siècle et les Arabes de la période de la Nahda. L’arrivée au pouvoir des Wahhabites n’y a rien changé.
Officiellement aboli en 1962, l’esclavage reste en vigueur dans la société saoudienne contemporaine, sous une forme déguisée, de la même façon que survit, en Inde, le système des castes, nous dit Ziauddin Sardar. L’auteur anglo-pakistanais nous décrit, dans son récent et volumineux ouvrage, Histoire de la Mecque, de la naissance d’Abraham au XXIe siècle (éd. Payot), avec une précision chirurgicale, l’implacable hiérarchie ethnique qu’il a constatée durant ses cinq années passées sur place.
Au sommet, il y a les Najdis. Ces ex-bédouins qu’étaient les Saoud et leurs tribus alliées se sont faits un malin plaisir de déplacer, en seconde classe, les Hijazis, jadis si fiers de leur parenté -- plus ou moins lointaine, plus ou moins inventée -- avec le Prophète. En troisième place arrive le reste des habitants issus de la péninsule, essentiellement les Hadramis du Yémen. Puis les Arabes du Moyen-Orient. Suivent les musulmans « blancs » tels les Perses ou les Turcs. Les Indiens, les Malais et les Indonésiens sont à peine considérés comme des humains. Enfin, les Africains subsahariens sont au plus bas de l’échelle.
Pour illustrer le mépris dans lequel les Mecquois ont toujours tenu les Indo-musulmans, Ziauddin Sardar nous rapporte les mésaventures vécues par Sikander Bégum, la richissime souveraine du Bhopal, deuxième plus grande principauté anglo-indienne, lors de son hajj, effectué en 1864.
À la tête d’une caravane de 80 chameaux chargés d’offrandes et accompagnée d’une impressionnante suite, la Bégum « fougueuse, indépendante et raffinée » est, pour commencer, scandaleusement rançonnée par les bédouins, lors de son trajet entre le port de Jeddah, où elle avait débarqué, et la Mecque.
Dès ses rituels du hajj effectués, elle se voit entourée d’esclaves du chérif Abd Allah qui la forcent, manu militari, à faire honneur au dîner que lui a réservé -- sans l’en avertir -- le prince de la cité. Après avoir goûté à « la cinquantaine de plats froids, salés et sucrés, au goût fade », on lui signifie l’obligation de séjourner dans la demeure, trois jours pleins, comme l’exige le protocole local. Ceci, sans jamais avoir été reçue par le maître de céans, en personne.
Un centre interdisciplinaire
pour penser le Vatican musulman
Habituée à l’extrême courtoisie britannique et tenant une correspondance régulière avec la reine Victoria, la Bégum est ulcérée. Elle fait en sorte que la relation de son voyage à la Mecque soit publiée en Angleterre.
C’est en 1975 que Ziauddin Sardar est appelé à rejoindre l’équipe interdisciplinaire du tout nouveau Centre de recherche sur le hajj.
Le centre est une idée de Sami Angawi, un architecte de souche hijazie, ayant effectué ses études en Grande-Bretagne. Angawi s’est allié, pour ce projet, à Abd Allah Nassif. Ce dernier est le petit-fils de Omar Nassif Effendi, jadis gouverneur de Jeddah, sous le règne du chérif Abd Allah ibn Awn.
Pour accueillir sa collection de 6 000 précieux manuscrits, Effendi avait construit, en 1881, dans la principale rue de Jeddah, un véritable palais de style ottoman. Le roi Abd al-Aziz y séjournera, lors de son premier passage à Jeddah.
Menacée de destruction — comme tout bâtiment un tant soit peu ancien du royaume wahhabite —, la maison est sauvée, in extremis, grâce à l’entregent de Nassif, qui a l’idée de la transformer en bibliothèque publique, sauvant, par la même occasion, l’unique arbre plus que centenaire de la ville, niché en son patio. Abd Allah Nassif a également été formé en Grande-Bretagne.
Dépendant de l’Université de Jeddah, le centre jouit d’une rare autonomie, par contraste avec l’Université de la Mecque, aux mains de théologiens wahhabites najdis, qui voient en ces deux rejetons de la vieille aristocratie hijazie des suppôts de l’Occident.
L’équipe du centre s'attelle à réunir les données sur l’histoire et les sites culturels de la Mecque, ses quartiers traditionnels, ses structures sociales, sa géographie et sa géologie. Le but ? Proposer un plan de développement urbain « raisonné » de la cité et — ô blasphème ! — respectueux de son passé.
Entre les années cinquante et soixante-dix, la Mecque a connu un bouleversement démographique exceptionnel. Que ce soit en nombre de résidents, ayant quadruplé, ou en nombre de pèlerins, passant de quelque 200 000 croyants à un million, grâce, évidemment, au développement extraordinaire des moyens de transports maritime et aérien. Le résultat d’un tel bouleversement est une extension immobilière des plus anarchiques.
Au Centre de recherche sur le hajj, on ne lésine pas sur les moyens : études de terrain, prises de vues aériennes, modélisation informatique.
Dans la copie rendue, les auteurs insistent sur le fait que, « derrière sa façade de métropole, la Mecque fonctionne comme un conglomérat ou un réseau de villages nichés dans les petites vallées ou perchés au sommet des montagnes. Elle offre les opportunités d’une grande ville et la sécurité sociale d’un village. »
L’idée motrice de Ziauddin Sardar et de ses collègues est de sauvegarder, autour de la Kaâba — cette « maison de Dieu », dont la simplicité exprime la grandeur du Seigneur —, une cité à taille humaine, à même d’accueillir les futurs millions de fidèles prévus, dans la quiétude, la sérénité, l’humilité, bref, la spiritualité que représente ce qotb absolu, pour plus d’un milliard de croyants. Une sorte de Vatican, en somme.
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Une esthétique texane, la haine du passé
Les autorités wahhabites balayent, d’un revers de main, les considérations de ces hurluberlus. Un « Master plan » de développement est commandé à des étrangers ne pouvant mettre un pied dans la Mecque. Les collines sont rasées, d’ignobles tours en verre et béton poussent partout, reliées par des échangeurs sillonnant l’ancienne antique cité. Au lieu et place des passages piétons couverts proposés par l’équipe, d’immenses tunnels climatisés et dotés d'escalators sont construits. Ziauddin Sardar affirme que les accidents à répétition, provocant, régulièrement, des centaines de morts, à chaque grand pèlerinage, étaient aisément prévisibles.
Lors de la bousculade en 2006, qui a tué 364 pèlerins, la densité de la foule avait été évaluée à 10 personnes par mètre carré. Le site Crowd Safety and Risk Analysis, qui a modélisé des hypothèses de foule statique ou en mouvement, situe autour de 5 personnes par mètre carré, environ, le début de la zone à risque. AFP
Pour Ziauddin Sardar, au-delà du mauvais goût de toute une génération de responsables ayant comme unique horizon esthétique la ville de Houston -- où ils sont nombreux à avoir étudié -- c’est la « haine du passé, de tout principe culturel ou historique » qui animent les Wahhabites.
Pour cet Anglo-Pakistanais, aujourd’hui directeur du Centre politique et de prospective de l’Université de Chicago et président de l’Institut musulman de Londres, se définissant comme un « musulman libéral », les Wahhabites ont définitivement défiguré un des sites les plus sacrés de la planète. L'érection du Clock Tower et de ses galeries marchandes, ainsi que du palais royal dont il est flanqué, écrasant de leur masse et de leur ombre la Kaaba, reste un geste, selon lui, impardonnable.
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