Hold-up d’État sur les Ritz-Carlton des Zenagui : le palace fantôme de Rabat (1/2)
En juillet dernier, Le Desk révélait que le Ritz-Carlton de Rabat, le plus imposant hôtel de la capitale, bâti à l’orée du prestigieux Royal Golf Dar Essalam n’allait pas ouvrir de sitôt. En cause, la rupture du contrat de bail emphytéotique de 99 ans sur ce terrain de 41 ha conclu entre la direction des Domaines de l’État avec la société RCGR, filiale d’Arc Oris Holding, le groupe familial de Yassir Zenagui, conseiller royal et ex-ministre du Tourisme et ses frères Karim et Samir (ce dernier étant son gestionnaire effectif).
La redevance annuelle avait été fixée à 500 000 dirhams (DH), portée à 750 000 DH cinq ans après le versement de la première annuité.
Comme nous le rapportions, les Zenagui avaient été délestés de leur hôtel pour « manquements fondamentaux ». L’article 13 du contrat activé par l’État pour mettre fin au bail stipule deux points essentiels. D’abord, que « les constructions édifiées et tous les travaux et aménagements effectués par le preneur (RCGR, ndlr) sur l’assiette foncière dans le cadre de l’établissement touristique resteront sa propriété pendant toute la durée de ce bail emphytéotique ». Ensuite que « les biens réalisés sur l'assiette foncière par le preneur quelles que soient leur valeur et leur nature, seront acquis au bailleur à l'expiration de la durée du présent contrat et/ou à la suite de résiliation, sans indemnité ».
Aucune clause de remboursement sur les biens n'est non plus envisageable. Résultat, à la mi-juin 2022, il a été procédé à la radiation pure et simple de l'inscription du contrat de bail du registre de la conservation foncière. De cette résiliation, il en ressort qu'aujourd'hui la société RCGR n'a plus aucun droit sur le foncier abritant le Ritz-Carlton de Rabat, et par conséquent sur tout ce qui a pu y être aménagé ou construit. Sauf que durant plus d’une décennie, les Zenagui ont parachevé leur palace.
Le complexe hôtelier niché au milieu d'une forêt de chênes avec ses 117 chambres, suites et villas de maître, ses salons palatiaux, ses 5 restaurants aux cuisines les plus raffinées, ses spa et hammam dignes des Mille et une nuits est fin prêt et les meilleurs voyagistes du monde proposaient déjà cet établissement d’exception.
La valeur de l’investissement consenti pour ériger l’hôtel sous l’enseigne Ritz-Carlton Dar Essalam avait été portée de 400 millions de dirhams (MDH) à 890 MDH. Et pas moins de 712 MDH avaient été dépensés en immobilisations corporelles.
Nouveauté dans ce feuilleton à rebondissements : l’affaire est, selon nos informations, actuellement entre les mains du Médiateur du Royaume censé statuer sur ce litige.
Notre complément d’enquête, sur la base de diverses sources documentées, retrace sa chronologie et met en lumière les arguments invoqués par la direction des Domaines pour l’obtention de la résiliation du contrat par voie judiciaire.
Tout commence à la signature du bail en décembre 2010 entre les Domaines et la société gérante, à l’époque Sienna Investment Group (SIG) appartenant aux Zenagui. En 2020, le contrat avait été amendé pour acter le transfert de la location de SIG à RCGR.
En novembre 2011, RCGR obtient le permis de construire pour son hôtel sur le terrain choisi. Les autorités locales avaient alors autorisé l’installation du chantier. À l’époque, les annonces sont grandiloquentes : l’enseigne Ritz-Carlton, la plus prestigieuse de la galaxie Marriott allait planter son premier drapeau dans le royaume, avec à la clé un établissement de grand luxe.
L’identité du principal promoteur fait alors jaser dans les salons de Rabat, étant une personnalité politiquement exposée (PEP) comme on dit dans le jargon des affaires : le conseiller royal Yassir Zenagui avait décroché la convention d’investissement à l’appui de la Vision 2010, la stratégie pour le développement du tourisme national qu’il avait lui-même initiée en tant que ministre.
La quiétude des golfeurs défendue par l’Agence urbaine
Autorisation de construire en poche, les premières opérations de terrassement commencent début 2012, comme l’attestent les images satellites (voir ci-dessous) à notre disposition. Au terme de l’année, l’ébauche des premières fondations commencent à apparaître, indiquant que le chantier titanesque se poursuivait sans embûches.
Le premier couac intervient en 2015 : l’Agence urbaine de Rabat oppose une première requête aux promoteurs, leur demandant de réviser le plan architectural pour déplacer certains bâtiments de l’hôtel aux fins de les éloigner du parcours de golf. Est particulièrement concerné un centre de conférences et de fêtes, censé accueillir mariages et évènements, dont on craint les nuisances sonores pour les golfeurs.
Les Zenagui s’exécutent rapidement, jugeant la requête bien fondée, comme le fera d’ailleurs valoir des années plus tard RCGR devant le Médiateur du Royaume : Le centre est replacé à l’arrière de l’établissement, tandis que l’emplacement de la porte principale est aussi revu, comme l’attestent les modifications apparentes sur les différents clichés satellitaires obtenus par Le Desk.
Cette transformation, entérinée par les différentes autorités locales, ne sera cependant pas suivie d’un dépôt du plan modificatif, et cela sur approbation de l’Agence urbaine. Celle-ci demandera plus tôt à ce que cela se fasse à postériori, soit au parachèvement du chantier. Un procès-verbal, dressé à l’occasion, le confirme comme a pu le constater Le Desk.
Du dossier entre les mains du Médiateur, on apprend de plus que les initiateurs du projet ont invoqué l’article 48 de la loi 12.90 relative à l’urbanisme : « Dans le cas de silence du président du conseil communal, le permis de construire est censé être accordé à l’expiration d’un délai de deux mois à compter de la date du dépôt de la demande », lit-on de leur plaidoyer.
Comme prévu, à l’achèvement des travaux en 2020, le plan modificatif est déposé et validé lors d’un second aller-retour entre l’Agence urbaine et les promoteurs, ayant requis la réalisation d’études supplémentaires, dont notamment une sur l’efficacité énergétique.
Durant la même année, un avenant du contrat liant RCGR à l’administration locale est signé : il prévoit le doublement du montant d’investissement de 400 MDH à 890 MDH. Il sera couronné d’un avis favorable en juin 2021.
Jusqu’ici, tout semblait être en ordre. Malgré la parenthèse de la pandémie du Covid-19, et les rumeurs persistantes sur l’éventualité d’un retrait de licence du Ritz-Carlton suite au retard de deux ans sur la date d’inauguration du palace, les Zenagui maintiennent le cap de leur projet. L’hôtel est définitivement prêt dès la rentrée 2021. « Même les savonnettes et les shampoings étaient en place », atteste un visiteur des lieux.
Une vidéo promotionnelle circule aussi parmi les initiés du projet, montrant les atours de l’hôtel, ses équipements déjà installés. Ne manquaient que le personnel et les clients pour animer les lieux.
Question communication, Ritz-Carlton et RCGR accordent leurs violons : on promet une ouverture dès mars 2022, avant la période estivale. La chaîne hôtelière de Marriott indique d’ailleurs sur son site internet que le grand opening du Ritz-Carlton de Rabat devait avoir lieu début 2022 (voir ci-dessous).
Les Domaines contredisent l’Agence urbaine
Après l’avis favorable accordé en juin 2021, le management de RCGR entame alors les procédures nécessaires pour l’obtention de l’autorisation d’exploitation. Le staff, qui avait été remercié pour cause de pandémie de Covid-19, est en voie de reconstitution.
Durant décembre 2021, alors que le chantier est achevé à 100 %, une dizaine de visites sont organisées dans l’enceinte du palace pour les différentes commissions de l’administration locale mais aussi celle de la commission des investissements. La procédure est jugée normale au vu de l’envergure du projet.
Mais la décision finale communiquée le 29 décembre 2021 à RCGR ordonne l’arrêt immédiat des travaux, doublée par la suite après recours à la justice de la résiliation du contrat de bail.
Le Desk a pu consulter la longue liste des griefs opposés aux Zenagui. Cependant, pour justifier l’arrêt immédiat des travaux, la direction des Domaines a fait valoir un « non-respect » de l’autorisation de construire.
Pour cette dernière, les promoteurs n’avaient pas à déplacer le centre de conférence et de fêtes à l’arrière de l’établissement. Le plan modificatif, déposé en 2020 selon la volonté de l’Agence urbaine, comme l’atteste le procès-verbal présenté au Médiateur, n’est tout simplement pas pris en compte, malgré les signatures apposées.
Pris de court, RCGR, comme elle le rappelle durant ses auditions devant le Médiateur, ne manque pas de rappeler que ni les Domaines, ni les autres autorités compétentes conviées à des réunions de chantier durant les huit dernières années n’ont contesté la modification du bâti telle qu’exigée par l’Agence urbaine.
De plus, en 2020, la RCGR avait déposé physiquement et par voie électronique son dossier de modification auprès du Conseil régional d’investissement (CRI) et un feu vert avait été donné à ce niveau aussi.
Autrement dit, les Zenagui sont pris au piège d’une administration qui se contredit : celle-ci demandant en amont des modifications pour venir des années plus tard les contester.
D’autres griefs tout aussi kafkaïens
En justice comme devant le Médiateur, la direction des Domaines opposera d’autres griefs pour le moins surréalistes. D’abord sur le délai d’exécution : il est reproché à RCGR de ne pas avoir livré l’hôtel dans les temps, à savoir 2014. Pourtant, le chantier débuté en 2011 avait bénéficié, au vu de son ampleur et des transformations exigées, de rallonges de temps dûment notifiées et validées par les différentes parties. Ce qui est attesté par une pile de documents dûment signés et légalisés par l’Administration.
Une réprobation totalement anachronique lorsqu’on sait aussi que l’avenant signé en 2020, comme les différents loyers perçus au titre du bail ont été effectués après 2014, et qu’une dernière autorisation a même été accordée en juin 2021.
Les mêmes documents signés durant ces années précisent qu’il est question de 117 chambres et 20 villas. La direction des Domaines ne veut rien entendre : pour elle, il fallait construire 120 suites et 20 villas.
Il est aussi reproché à RCGR de ne pas avoir construit le Ritz-Carlton de Rabat sur la totalité de superficie du foncier, à savoir les 41 hectares. Une demande incongrue, il n’existe pas de projet immobilier pouvant occuper la totalité de l’assiette foncière : l’hôtel est implanté sur 13 hectares, le reste de la superficie étant réservée aux espaces verts et aux terrasses ouvertes.
Un autre fait troublant exposé au Médiateur interroge tout autant. Après avoir payé ses loyers sans anicroches, RCGR avait eu du mal à s’acquitter des tombées de 2019 et 2020, Covid-19 oblige. Courant 2021, la société s’active à régulariser ses arriérés, mais surprise : son compte auprès de la perception est gelé, sans aucune justification.
Enfin, sur sa liste de griefs, la direction des Domaines a aussi justifié sa décision de résilier le bail, en affirmant, de manière pour le moins cocasse, avoir eu du mal identifier l’opérateur choisi, à savoir la célèbre chaine hôtelière Ritz-Carlton, et en dépit des documents officiels de franchise dûment produits.
L’État veut éviter à tout prix le Médiateur
D’après nos informations, la procédure en cours devant le Médiateur du Royaume risque cependant d’être suspendue : selon des sources judiciaires, RCGR avait dans un premier temps porté l’affaire devant le Tribunal administratif de première instance de Rabat, avant de se rétracter. La raison étant que parmi les conditions émises par le Médiateur, afin de traiter un dossier, c’est qu’aucune procédure ne soit en cours devant la justice.
Une condition qui n’est pas passée inaperçue aux yeux de la direction des Domaines, qui pour enrayer la sollicitation de RCGR auprès du Médiateur a décidé de contester en appel la rétractation de RCGR, apprend-on, compliquant ainsi toute possibilité d’une issue à l’amiable.
Les parties du litige sont aujourd’hui dans l’attente de la décision de la Cour d’appel qui aura un impact décisif sur l’instruction engagée auprès du Médiateur.
Le Ritz-Carlton de Rabat aiguise les appétits
Expropriés, les Zenagui ont été forcés à quitter les lieux il y a quelques mois, la justice ayant décidé de recourir à la force publique. Fin prêt, mais déserté, le palace fantôme aiguise l’appétit d’autres acteurs du tourisme, assure-t-on. De discrètes visites y ont été organisées par la Commission des investissements qui cherche déjà un repreneur devant toutefois garder l’enseigne Ritz-Carlton.
A peine, apprend-on de sources judiciaires que les promoteurs ont tenté de faire valoir leurs droits à des dédommagements, leur investissement se chiffrant selon certaines sources à un milliard de dirhams (MMDH) si on prend en compte les diverses dépenses effectuées durant ces dernières années.
Ce n’est pas le seul désastre vécu par la fratrie Zenagui : au lendemain de sa dépossession du Ritz-Carlton de Rabat, une autre décision d’arrêt des travaux allait tomber. Elle concerne cette fois-ci celui de son deuxième fleuron de Tamuda Bay, situé à M’diq dont l’ouverture, maintes fois reportée, était finalement fixée pour l'été 2022. Là encore, des éléments exclusifs à notre disposition indiquent que la famille du conseiller royal a eu affaire avec les Domaines.
Nous y consacrons la seconde partie de notre récit-enquête.
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