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Kais Saïed, président de la Tunisie.

n°1079.FIDH : Tunisie, anatomie d’un autoritarisme programmé

17.06.2025 à 13 H 43 • Mis à jour le 17.06.2025 à 16 H 51 • Temps de lecture : 8 minutes
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Dans un rapport accablant publié le 10 juin, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) dresse un bilan glaçant des quatre années de pouvoir absolu exercé par Kaïs Saïed. À partir de données judiciaires, de textes législatifs, d’observations de terrain et de dizaines de témoignages, le rapport démonte pièce par pièce la machine répressive construite par le chef de l’État tunisien depuis son coup de force du 25 juillet 2021

Le 10 juin, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) a publié un rapport alarmant intitulé «  Tunisie : Anatomie d’un autoritarisme programmé  ». Ce document, fruit d’une analyse approfondie de la situation politique et sociale tunisienne depuis le coup de force du 25 juillet 2021, dresse un constat glaçant : la Tunisie, autrefois perçue comme le seul succès du Printemps arabe, a basculé en quatre ans dans une dérive autocratique sous la présidence de Kaïs Saïed. Le rapport met en lumière les mécanismes méthodiques de la répression, la subordination de la justice, l’instauration de lois liberticides, le musellement de la presse, le ciblage des minorités et la criminalisation de la solidarité, le tout dans un contexte de complicité occidentale silencieuse.


Du coup d’État à l’État d’exception permanent

Le 25 juillet 2021, Kaïs Saïed invoque l’article 80 de la Constitution de 2014 pour suspendre les institutions, s’arrogeant de facto tous les pouvoirs. Le décret-loi 117 de septembre 2021 établit un régime d’exception sans bornes temporelles. S’ensuit une phase d’ingénierie constitutionnelle autoritaire : une consultation populaire manipulée, une nouvelle Constitution adoptée dans des conditions opaques (30,5 % de participation), puis des élections législatives massivement boudées (11,2 % de participation au premier tour), débouchant sur un Parlement sans pouvoir réel. La centralisation absolue du pouvoir présidentiel est actée.


La première étape de cette dérive autoritaire a été la destruction méthodique de l’indépendance du système judiciaire. La Constitution de 2022 élimine le principe de séparation des pouvoirs, soumet le gouvernement au président, et instaure un organe judiciaire sans autonomie. Le président nomme les magistrats, les limoge sans contrôle, peut dissoudre le Parlement sans contrepartie et légifère par décrets-lois sans recours constitutionnel.


Dès février 2022, le président Kaïs Saïed a dissous unilatéralement le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), remplacé par un Conseil provisoire entièrement sous le contrôle de l’exécutif : le décret-loi 22-11 entérine la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature et institue une structure provisoire contrôlée par le président, en violation des principes internationaux d’indépendance judiciaire. Cette action a été suivie, le 1er juin 2022, par un décret-loi permettant la révocation directe de magistrats sans procédure contradictoire. Cinquante-sept juges ont été destitués, parmi lesquels des figures emblématiques comme Béchir Akremi, Ghazi Merzouki et Yassine Kchaou. Ces magistrats ont été publiquement diffamés et accusés de divers méfaits, tandis que 109 enquêtes pénales étaient lancées à leur encontre, dont 13 relevant du pôle antiterroriste. La campagne de dénigrement médiatique orchestrée par le pouvoir à l’encontre des juges visés est d’une rare violence, les qualifiant de « traîtres », « corrompus », voire de « complices de terroristes ».


Malgré les décisions du Tribunal administratif ordonnant la réintégration de 49 magistrats, l’exécutif a ignoré ces injonctions. La Cour africaine des droits de l’homme, qui avait exigé en octobre 2024 la suspension des révocations, a vu la Tunisie se retirer de sa compétence, illustrant le mépris du pouvoir pour les instances internationales. Le blocage des nominations au tribunal administratif depuis août 2024 confirme cette mainmise sur la justice. Les conséquences sont dramatiques pour les magistrats révoqués, placés sous surveillance policière, fichés comme « suspects » et empêchés de retrouver un emploi. L’exemple de Yassine Kchaou, dont le recours n’a pu être instruit faute de composition légale du collège judiciaire, est éloquent. Anas Hmaidi, président de l’Association des magistrats tunisiens, est devenu une cible de harcèlement et de menaces, tandis que des juges ayant ordonné la libération d’opposants ont été mutés d’office sans préavis.


L’arsenal juridique : lois liberticides et procès politiques

La loi antiterroriste de 2015, initialement destinée à lutter contre le jihadisme, est désormais détournée pour réprimer l’opposition. L’« affaire du complot », ouverte en février 2023, vise 52 personnalités – avocats, ex-ministres, militants, journalistes – accusées de vouloir renverser l’État. Les condamnations prononcées le 19 avril 2025 sont d’une sévérité inouïe : Kamel Ltaïef (66 ans de prison), Khayam Turki (48 ans), Noureddine Bhiri (43 ans), Bochra Belhaj Hmida (33 ans par contumace), Jaouher Ben Mbarek, Issam Chebbi, Ridha Belhaj, Chaima Issa (18 ans), et Ayachi Hammami (8 ans). La procédure, opaque, viole tous les standards du procès équitable : témoignages anonymes, huis clos, accès restreint au dossier et détention préventive prolongée. Le Groupe de travail de l’ONU sur la détention arbitraire a qualifié ces incarcérations d’illégales, sans succès.


L’utilisation de la justice militaire contre les civils est une autre facette de cette répression. Abderrazak Kilani, Seifeddine Makhlouf, Mehdi Zagrouba, Chaima Aissa et le journaliste Amer Ayed ont été condamnés pour «  atteinte au prestige de l’armée  ». Le décret-loi 54 de 2022, qui criminalise les «  fausses informations  » diffusées en ligne, est un instrument majeur de musellement de l’expression publique. Plus de 70 personnes sont poursuivies en vertu de ce texte, parmi lesquelles des journalistes et chroniqueurs comme Zied El Heni, Mohamed Boughalleb, Sonia Dahmani et Mourad Zeghidi. Ce texte, jugé incompatible avec les normes internationales, est le pilier de la criminalisation de toute critique envers le pouvoir.


Médias muselés et réseaux censurés

Le régime de Kaïs Saïed a progressivement verrouillé l’espace médiatique. Les médias publics sont sous contrôle strict (nomination de responsables proches du palais à la tête de la Télévision tunisienne et de l’agence TAP, surveillance des rédactions), et la HAICA, l’organe régulateur de l’audiovisuel, a été neutralisée. Des journalistes indépendants sont arrêtés, leurs téléphones saisis et leurs domiciles perquisitionnés. Les médias privés critiques sont harcelés : poursuites judiciaires, contrôle fiscal, pressions publicitaires. Radio Mosaïque FM, Diwan FM ou encore les sites Nawaat et Inkyfadasont visés. En 2023, l’émission satirique Ellogique a été suspendue après avoir tourné en dérision le discours présidentiel. Les bureaux de correspondants étrangers sont également surveillés.


Les réseaux sociaux sont devenus des terrains de chasse pour la répression : influenceurs TikTok, créateurs de contenu, vidéastes et humoristes sont arrêtés pour des publications jugées contraires aux «  bonnes mœurs  ». En octobre 2024, sept influenceurs ont été condamnés à des peines allant jusqu’à 4 ans et demi de prison. Des universitaires comme Latifa Chérif sont interdites de quitter le pays pour avoir critiqué la Constitution de 2022, et des militantes comme Monia Bouali sont incarcérées et agressées physiquement pour un simple post Facebook.


L’État policier : surveillance et terreur sociale

La société tunisienne vit sous haute surveillance. Les manifestations sont interdites, les activistes arrêtés sans mandat, les ONG criminalisées et des campagnes de dénigrement sont orchestrées sur les réseaux sociaux. La FIDH dénonce un «  retour à l’État de police  ». Des associations de défense des droits humains, comme Damj (droits LGBTQI+), TTA – Tunisie Terre d’Asile, et I Watch, sont la cible d’enquêtes abusives, de gels de comptes et de blocages de financement.


Les militants syndicaux ne sont pas épargnés. À Sfax, plusieurs responsables régionaux de l’UGTT ont été arrêtés, et des locaux ont été perquisitionnés à Tunis. L’organisation a été accusée de sabotage économique pour avoir dénoncé l’austérité imposée par le gouvernement.


Depuis le discours présidentiel du 21 février 2023, qui accuse les migrants subsahariens de «  grand remplacement  », la répression s’est intensifiée : rafles massives, arrestations illégales, déportations vers la frontière libyenne. Des défenseurs comme Saadia Mosbah, Sherifa Riahi et Saloua Ghrissa sont poursuivis pour «  complot  », «  blanchiment d’argent  » ou «  apologie du terrorisme  » simplement pour avoir porté assistance à des migrants ou défendu leurs droits.


La stratégie du régime est claire : isoler les militants en les diabolisant, casser les chaînes de solidarité et instiller la peur de s’engager.


Une rhétorique toxique au service de la répression

L’analyse de 167 discours présidentiels entre 2021 et 2024 par la FIDH révèle une rhétorique de disqualification violente dans 87 % des cas. Kaïs Saïed utilise un vocabulaire déshumanisant : «  microbes  », «  serpents  », «  collabos  », «  traîtres  », «  agents étrangers  ». Ces discours construisent une logique binaire opposant un «  peuple authentique  » à des «  élites corrompues  » et une «  nation pure  » à des «  vendus à l’étranger  ». Cette rhétorique, digne des dictatures les plus dures, nourrit l’hostilité sociale, l’autocensure et isole les personnes visées, transformant les défenseurs des migrants, les militants LGBTQI+, les journalistes et les universitaires en cibles.


Une complicité européenne dénoncée

La FIDH pointe du doigt la responsabilité de l’Union européenne, qui a signé en juillet 2023 un « partenariat stratégique  » avec Tunis pour limiter les migrations. Ce pacte, conclu sans conditionnalité démocratique, prévoit des financements directs à l’État tunisien, utilisés pour renforcer les moyens sécuritaires et la répression. Yosra Frawes, responsable MENA à la FIDH, résume la situation : «  En échange d’un contrôle des côtes, l’Europe ferme les yeux sur les prisons.  »


Le rapport de la FIDH démontre que le régime de Kaïs Saïed n’est pas une dictature chaotique, mais une dictature méthodique, construite à travers des lois, des décrets, des tribunaux instrumentalisés et une rhétorique savamment étudiée. Cet autoritarisme sophistiqué avance masqué derrière les oripeaux de la légalité et se maintient par la peur, l’isolement social des dissidents et l’inertie des partenaires internationaux devenus complices.


Pour mettre fin à cette dérive autoritaire, la FIDH appelle les autorités tunisiennes à : libérer immédiatement tous les prisonniers politiques, abroger le décret-loi 54 sur les fausses informations, rétablir un Conseil supérieur de la magistrature indépendant, mettre un terme aux poursuites judiciaires contre les ONG, les journalistes et les militants de la société civile, suspendre les accords de coopération internationale, notamment avec l’Union européenne, tant que le respect effectif de l’État de droit et des libertés fondamentales n’est pas garanti.

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