Le bloc notes de la rédaction

« Aïta Mon Amour » : un cri du passé résonne au présent
L’Aïta n’a jamais été une simple musique. C’est un appel, une mémoire vive, un cri ancestral porté par des femmes qui ont défié le temps et les convenances. Ce répertoire, issu du Maroc rural, est ancré dans les traditions orales et porté par les chikhates, ces chanteuses souvent perçues avec ambivalence, à la fois gardiennes d’un art séculaire et figures marginalisées. Il fallait une voix pour le réinterpréter sans le trahir, un regard qui ne l’idéalise pas mais qui le projette dans le présent. Avec Aïta Mon Amour, Widad Mjama et Khalil Epi relèvent ce défi en mêlant textures électroniques et résonances séculaires.
Tout a commencé bien avant que l’idée ne prenne forme. Dans l’enfance de Widad, entre Casablanca et Bouznika, où son père, originaire de l’arrière-pays, faisait tourner en boucle les cassettes de chikhates dans la voiture.« J’ai toujours eu envie de faire quelque chose avec la Aïta. C’était dans ma tête depuis longtemps mais la concrétisation a pris du temps ». Il fallait d’abord traverser le hip-hop, les scènes de N3rdistan, et laisser le projet mûrir en elle. « J’étais inconsciente au début. La frontière entre le rap et la Aïta est très fine. Si le rap est une poésie urbaine, la Aïta est une poésie rurale ».
Ce n’est qu’en 2022 que le travail débute réellement. Avec Khalil Epi, producteur et multi-instrumentiste tunisien, ils partent à Safi, terre où la tradition Aïta est la plus vivace. Ils y rencontrent Othmane Meznedine, qui a travaillé avec Brahim El Mazned sur l’anthologie de la Aïta, et enregistrent avec des musiciens traditionnels. De retour à Toulouse, le duo s’engage dans un travail minutieux de réarrangement. « Il faut réécouter avec une oreille différente. Le dosage est difficile, je sacralise la tradition. J’avais peur de dénaturer. Mais Khalil, lui, n’a pas cette barrière. Réinterpréter lui est naturel ».
Il fallait aussi apprivoiser la voix, l’apprêter à un registre qui demande un engagement total. « Je me suis rendue compte de la difficulté de ces chansons. Il a fallu beaucoup de travail. Et il faut toujours continuer à éduquer sa voix ». Dans cette quête, Widad regrette de ne pas avoir eu de mentor. « J’aurais adoré m’inscrire dans la tradition, avoir une chikha ou un cheikh qui me transmette le savoir, m’apprenne les morceaux, le texte ». Faute de transmission directe, elle s’entoure d’experts comme Rachid Abidine et Amine Wardini qui accompagnait cheikh Jamal Zerhouni. C’est ce dernier qui lui donnera une forme de légitimité dans le milieu. « J’ai la chance que cheikh Jamal Zerhouni m’ait validée ! ».
Aïta Mon Amour, le chant des libres
Ce projet est plus qu’un album, c’est une déclaration d’amour aux chikhates, à ces artistes de l’ombre dont la liberté a souvent été confondue avec un scandale. « Ces femmes ont payé de leur insertion sociale le choix d’être artistes. Être chikha, c’est être une femme forte ». Widad sait que cette réhabilitation est un combat de longue haleine. « Il est amusant de voir comment la société a changé sur la question des femmes, mais même 50 ans après, la stigmatisation des chikhates est toujours là. Il s’agit de faire prendre conscience de cette schizophrénie ».
Le titre de l’album, Abda, est un hommage à cette région où l’Aïta est un pilier identitaire. « Nous avons été appelés par cette terre. Ça me semblait logique d’appeler l’album Abda, car il s’agit de la Aïta Abdia. L’idée n’est pas de figer cette musique dans le passé mais de l’inscrire dans un mouvement. Il s’agit d’incorporer des outils actuels dans une musique certes traditionnelle mais très moderne ».
Le public marocain a accueilli cette relecture avec une émotion que Widad n’oubliera jamais. « La Aïta fait partie du patrimoine génétique de chaque Marocain, qui le veuille ou non. La première fois que nous avons joué devant un public marocain, à Visa for Music, j’avais énormément d’appréhension et de stress. Dès les premières notes, quand j’ai vu les yeux briller, j’ai pu respirer ».
Aujourd’hui, elle ne se contente plus d’interpréter, elle envisage la suite. La prochaine étape est évidente. « C’est un honneur de reprendre le flambeau à mon petit niveau. Je vais continuer à apprendre. Mon rêve serait de maîtriser le répertoire et de le transmettre à mon tour ».
Aïta Mon Amour, Widad Mjama et Khalil Epi. Le 21 mars au Studio des Arts Vivants de Casablanca, le 22 mars à La Renaissance de Rabat et le 23 mars au Meydene de Marrakech
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