Le bloc notes de la rédaction
Oum Kalthoum virtuelle : quand la technologie ravive la nostalgie intergénérationnelle
« Oum Kalthoum est encore en retard », chuchota, avec un sourire complice, un quinquagénaire coiffé d’un chapeau noir assorti à son costume vintage, commentant les quelques instants de suspense qui précédaient l’apparition tant attendue de la diva arabe. Cette dernière connue autrefois pour souvent faire souvent attendre son public, la phrase se répercuta rapidement à travers la salle du Théâtre Mohammed V à Rabat, provoquant des rires et des murmures d'anticipation parmi un public éclectique venu assister à un événement musical pas comme les autres.
Les Rbatis, mais aussi les amateurs de la musique classique arabe venus d’ailleurs, avaient rendez-vous avec « l'Astre de l'Orient », qui devait apparaître sur scène à 21 heures, ce dimanche 23 juin, à l’occasion de la 19ème édition du Festival Mawazine, Musiques du monde. Ainsi, dès 19 heures, une marée humaine avait déjà entouré le théâtre, impatiente de revivre les légendaires mélodies de la « Quatrième pyramide ». À 20 heures précises, les portes s'ouvrirent pour accueillir une foule hétéroclite : des familles entières, des jeunes venus par amour de l'héritage musical transmis par leurs parents, et des admirateurs fidèles, prêts à plonger dans la nostalgie orchestrée par la technologie moderne.
À l'intérieur, l'excitation était palpable : la salle archicomble, malgré des chaises supplémentaires ajoutées à la hâte, témoignait de l'engouement pour cette représentation unique en hologramme. L’icône de la chanson arabe ayant déjà fait des apparitions grâce à cette technologie en Arabie Saoudite, à Dubaï, en Égypte et en France, le public marocain a enfin eu droit à une représentation de la voix qui a marqué l’enfance et la jeunesse de plusieurs générations. L’hétérogénéité du public, constitué de spectateurs de tous âges confondus venus de différentes villes, reflétait l’intemporalité des chansons d’Oum kalthoum. Des amateurs de musique arabe classique, ayant grandi avec ces mélodies, aux jeunes curieux, tous ont été unis par leur amour pour la grande diva de la musique arabe. L’effet de son spectre se constituant doucement en étincelles multicolores sur le rythme de la musique a été aussi époustouflant pour tous.
Un « miracle technologique »
Un silence solennel s’installa pendant quelques instants, alors que la diva de la chanson arabe fut ressuscitée en lumière et en couleurs. « C'est comme si Oum Kalthoum était réellement là », murmura une jeune femme à son compagnon, émue par la projection en haute définition et la performance captivante. Les yeux bien ouverts et alertes au début pour témoigner le « miracle technologique » se refermèrent aussitôt, alors que sur les visages se reflétaient les expressions de béatitude, d’extase et d’émerveillement.
« Je me sentais en communion totale avec Oum Kalthoum. Sa voix me transporte toujours à mes jours d’enfance, me faisant revivre ces moments où je m’asseyais à côté de mon père au balcon à écouter ses chansons sur une petite radio », nous décrit l’homme au chapeau, approché par nos soins à la fin du spectacle. Pour cet interlocuteur, l’expérience n’a rien d’ordinaire. « Quand j’écoute Al Atlal, je vous jure que je sens l’odeur de la cigarette de mon père et celle du café que ma mère préparait à la cuisine juste à côté, alors que tous deux nous nous penchions sur la petite radio. C’était azzaman al jamil (La belle époque, ndlr). Donc, je vous laisse imaginer ce que j’ai ressenti ce soir en voyant Oum Kalthoum devant moi. C’est une expérience extraordinaire et tout à fait exceptionnelle ».
Pour les plus âgés parmi l’audience, la ressuscitation de l’Astre de l’Orient en hologramme est rien de moins qu’un miracle. « J’ai grandi avec cette musique. Quand j’étais petite fille, je rêvais de voir Oum Kalthoum autant que je rêvais qu’Abdelhalim viendrait un jour sous ma fenêtre me chanter ces mots d’amour », déclare Lalla Amina, une originaire du quartier de Hassan de Rabat âgée de 77 ans, avant de s’éclater en rire. « Je me considère chanceuse d’avoir vécu jusqu’à nos jours pour témoigner à tous ces avancements technologiques, mais jamais je ne pensais voir les morts revivre », ajoute-t-elle, avant de lancer : « Mon rêve d’enfance s’est réalisé, grâce à mon petit-fils qui a insisté que je vienne et grâce à cette magie qu'on appelle hologramme ».
La salle, restée émue dans un état de transe pendant plusieurs instants, fut rapidement emportée par la voix d’Oum Kalthoum et ces mélodies iconiques qui l’accompagnent. Aussitôt, les chants en chœur résonnaient à travers le théâtre, accompagnés d'applaudissements frénétiques et des cris d'encouragement traditionnels, unissant les voix dans une célébration commune. « Allah Alik Ya Sit (Que Dieu te bénisse, ô dame, ndlr) », lança un homme au bout de la salle, tandis que des « Ya Salam », « Allahoma Sali Alik Ya Rassollah (salutations au prophète à la marocaine, ndlr) » et des youyous commencèrent à retentir. Les exclamations et cris ponctuaient chaque interprétation, renforçant l'illusion que la diva elle-même se tenait sur scène. Malgré l'utilisation du playback, dévoilée par quelques observateurs attentifs et confirmée pour Le Desk par des membres du staff, l'orchestre présente et les mouvements de son chef captivaient l'audience avec une précision digne d'un véritable concert d'Oum Kalthoum.
« Faire passer l’amour d’Oum kalthoum »
L’excitation était générale. « Je ne suis pas un très grand fan de la musique classique. Mais je suis venu pour découvrir cette expérience unique. J’étais curieux de voir la qualité de l’hologramme et à quel point ça se rapproche de la réalité », jette d’un air nonchalant Rayan, un jeune de 16 ans. Ce jeune accompagné de plusieurs de ses camarades ne cache cependant pas son excitation : « c’était top et vraiment impressionnant. On a l’impression qu’Oum Kalthoum est vraiment devant nous. J’ai fini par adorer le spectacle ». Parmi les spectateurs aussi, un couple néerlandais décrit « une immersion sensationnelle inégalée ». « C'est comme revivre ma jeunesse », confia l'époux d’origine égyptienne, affirmant que « ce fut une chance que j’ai pu enfin voir Essit (la dâme, surnom égyptien d’Oum Kalthoum). J’ai raté le spectacle en Égypte, mais j’ai enfin vécu l’expérience au Maroc, mon deuxième pays ». Pour sa femme, il est important que « ce patrimoine et cette richesse culturelle soient connus de nos enfants. Je suis sûre qu’Ahmed leur inculquera le même amour pour Oum Kalthoum ».
Ce souci de faire vivre l’héritage d’Oum Kalthoum et cette adoration à travers les plus jeunes est partagée par plusieurs membres de l’audience, venus en compagnie de leurs enfants et adolescents. Une famille en particulier témoigne de ce lien intergénérationnel nourri par la musique et la nostalgie à l’âge d’or de la chanson arabe : trois générations de femmes, la grand-mère, sa fille et sa petite fille ont fait le déplacement de Casablanca jusqu’à la Capitale pour voir la diva. Elle partagent des souvenirs similaires : « C'est la musique qui nous lie, chacune de nous a grandi en écoutant ces chansons », sourit la grand-mère, alors que sa fille ajouta : « Ma fille, comme moi, a toujours écouté Oum Kalthoum, car ses chants retentissent toujours dans notre maison, mais nous voulions que notre fille comprenne pourquoi Oum Kalthoum est si spéciale pour nous ».
Quand la diva égyptienne de la chanson arabe fit sa première apparition, sur la même scène, devant le public marocain il y a environ 56 ans (le 12 mars 1968), son concert avait alors suscité un enthousiasme inégalé. À Mawazine 2024, son retour sur scène a connu autant de succès. L’engouement sur cet événement musical était prononcé des semaines à l’avance. En effet, dès le lancement de la vente des tickets, les places pour cet événement se sont envolées en un temps record, 34 jours avant le début du spectacle, selon les organisateurs. Des tickets additionnels ont ensuite été mis en vente sur le site qui ne tarda pas à afficher à nouveau « sold out ».
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