
Affaire Pizzorno: l’échec des pressions politiques de Paris sur Rabat
Présent au Maroc depuis 1996, Pizzorno avait réussi à tisser sa toile dans le très juteux business de la collecte et de la gestion des déchets ménagers. Présent du nord du pays jusqu’à Marrakech, le groupe français s’est décidé à clore son aventure marocaine en portant son litige avec le Royaume devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), tribunal d’arbitrage de la Banque mondiale.
Une affaire aux relents politiques symptomatique des dernières années de crispation entre Paris et Rabat, avec en jeu des intérêts hexagonaux face auxquels Rabat fera la sourde oreille, malgré l’insistance diplomatique de la France et les multiples interventions des ministres émissaires de la Macronie.
Les premières difficultés de Pizzorno au Maroc ont coïncidé avec la précédente période de crise aigüe dans les relations franco-marocaines dont le paroxysme a été, début 2014, la convocation adressée par la justice française au patron du pôle sécuritaire Abdellatif El Hammouchi alors en séjour sur les bords de Seine. Depuis cette époque, jusqu’à plus récemment, en 2021, où les tensions entre les deux pays ont repris de plus belle, l’affaire Pizzorno suivra dans ses développements le cours houleux de ces tensions politiques.
Comme rapporté précédemment, le secrétaire général du CIRDI a enregistré le 11 août une requête d’arbitrage de Pizzorno visant les ministères marocains de l'Intérieur, de la Justice, et de l'Économie et des Finances. Soutenu par le cabinet d’avocats Bird & Bird, le groupe français spécialisé dans la gestion des déchets non dangereux invoque l'accord de protection mutuelle des investissements entre la France et le Maroc.
Aux sources du litige, en sus de retards de paiement dus de la part de l’Etablissement intercommunal El Assima (EIC El Assima), se trouve aussi le même type de différend sur la gestion déléguée de la décharge d’Oum Azza exploitée depuis 2007. Celle-ci finira par pousser Pizzorno à dénoncer le « comportement inéquitable » à son égard et à porter en dernier recours l’affaire devant les arbitres du CIRDI.
Une pile d’arriérés fait craquer Pizzorno
Pizzorno pointe ainsi dans sa requête une longue liste d’arriérés de paiement de la part des collectivités qui concernent aussi plusieurs contrats noués avec d’autres collectivités, celles de Marrakech, Moulay Abdellah, Al Hoceima, avec des contentieux significatifs au niveau de Meknès, Settat, Ouislane, Rabat, Kenitra et Ifrane. Les contentieux ont pour objectif de récupérer pas moins de 9,7 millions d’euros (M €). Chez le délégataire français, on souligne aussi plusieurs rounds remportés en justice, en première instance, comme en appel, pour certains contrats, à l’instar de celui avec l’arrondissement d'Agdal-Ryad à Rabat.
Selon nos informations, c’est à la suite de ces impayés que la groupe décidera, dès 2014, de ne plus jamais répondre à un appel d’offres public au Maroc. Au niveau des créances, la comptabilité du groupe français enregistre un cumul de créances évalué à plus de 40 M €, soit pas moins de 433 millions de dirhams (MDH). Le chiffre d’affaires annuel global des filiales marocaines du même groupe s’affichait en moyenne à 18 M €.
Sur les 40 M €, c’est la décharge d’Oum Azza qui s’accapare la majorité des impayés, avec un montant estimé à plus de 19 M €, comprenant les prestations et les immobilisations.
Face à cette situation critique, qui impacte considérablement les bilans du groupe français, la décision est enfin prise, s’agissant d’Oum Azza : une révision décennale du contrat, pour y mettre un terme.
C’est cette décision qui est à la source de la signature d’un accord de résiliation à l’amiable. L’accord sera signé par la collectivité territoriale concernée (EIC El Assima), le ministère marocain de l’Intérieur et enfin le groupe français.

La date de résiliation est fixée au 30 juin 2020. À la suite de cette échéance cruciale, et en l'absence de tout nouveau prestataire pour gérer la décharge, l'EIC El Assima fait appel à la société française pour repousser la date d'entrée en vigueur du protocole de résiliation jusqu'au 31 décembre 2020.
Refus de la part de Pizzorno, rappelant les impayés. Côté EIC El Assima, le ton monte et on choisit de mettre en demeure Teodem, filiale de Pizzorno : la raison officielle avancée était les nuisances olfactives provenant du site de la décharge.
Le 1er juillet, une mise en régie provisoire est prononcée par l'EIC El Assima, prenant la forme d'une sanction imposant des frais considérables au prestataire présenté comme défaillant. Pour le spécialiste des déchets, il s’agit d’une résiliation sans indemnités avec, en prime, des menaces de prise de possession du site formulées par les autorités marocaines.
Si côté marocain, la mise en régie est la seule décision qui sied à la situation, Pizzorno préférait plutôt assurer la passation, dans le cadre d’une résiliation à l’amiable. Cette situation permettait au groupe français de se décharger de toute responsabilité quant à d’éventuels problèmes environnementaux.
Ce qui ne tardera pas à arriver : courant 2021, la presse se fait l’écho d’une pollution du Oued Bouregreg, séparant les villes de Rabat et Salé. La cause est rapidement identifiée : les lixiviats ayant eu des conséquences immédiates sur le fleuve. Depuis, ce sont pas moins de 510 MDH qui ont été mobilisés pour parer au problème, poussant la commune à prendre en charge financièrement l’ensemble des dépenses y afférents.
A la recherche de solutions, avant le CIRDI
Hormis Oum Azza, des tractations et négociations bilatérales ont été entamées entre Pizzorno et les différents clients mauvais payeurs, à savoir les collectivités susmentionnées. Des sources concordantes consultées par Le Desk attestent que dans certains cas, des solutions ont pu être trouvées, à travers la signature de protocoles d’accord reconnaissant la dette.
Ces négociations datent de 2017 et 2018, ce qui pousse alors Pizzorno à avoir recours à la justice marocaine pour faire valoir ses droits. Malgré les décisions en faveur du groupe français, en première instance comme en appel, la plupart des règlements n’ont toujours pas été effectués, indique une source au fait du dossier.
C’est à partir de ce moment, et surtout depuis l’éclatement du dossier Oum Azza, que l’affaire prend une autre tournure : Pizzorno décide de recourir aux voies diplomatiques, avec une alerte transmise à la cellule économique de l’ambassade de France au Maroc, alors dirigée par Hélène Le Gal.
Bémol : les relations diplomatiques entre la France et le Maroc recommencent à se dégrader à partir de cette date coïncidant avec le début de la pandémie du Covid-19 et donc le refus du Maroc de faciliter le rapatriement de certains ressortissants français bloqués au Royaume. Ce qui poussera par ailleurs, le président français Emmanuel Macron à réagir de manière « inappropriée » comme cela sera jugé par Rabat, demandant au Maroc de « faire au plus vite » pour le rapatriement des Français vers leur pays.
La situation conflictuelle entre les deux pays sera accentuée par d’autres facteurs : la crise des « visas », puis aussi et surtout, à partir de fin 2020, le refus de Paris à emboiter le pas à Washington dans la reconnaissance de la souveraineté marocaine du Sahara occidental. La crispation sera officialisée, avec un discours de Mohammed VI où le chef de l’Etat conditionne tout investissement étranger au Maroc par la soutien à la cause nationale.
C’est dans ce contexte que Pizzorno demande à Hélène Le Gal d’agir, à l’époque régulièrement étrillée par la presse semi-officielle. L’ambassadeure ne sera donc d’aucune aide à l’entreprise.
Les ministres de la Macronie mobilisés
Après l’ambassade, place aux missives de Pizzorno. Le groupe sonne à toutes les portes, adressant des correspondances à l’Élysée, au Quai d’Orsay, à Bercy, au Comex ou encore à place Beauvau…Objet des sollicitations : une solution négociée entre le groupe et le Maroc, « à un niveau supérieur ». Rien n’y fait.
Le Desk a été en mesure d’obtenir certaines correspondances adressées dont celle transmise, le 17 février 2021, au ministère de l’Économie dirigé par Bruno Le Maire.
La lettre est signée par Magali Devalle, la fille du patriarche et fondateur de Pizzorno et présidente du groupe. Dans son plaidoyer, elle fait état des différents griefs au Maroc, mais aussi des montants dus : au total 433 MDH.
Elle souligne : « Il y a en effet 24 ans déjà, fiers de représenter l’expertise de la France à l’étranger, nous nous sommes lancés à l’international, et avons investi des millions d’euros et créé des emplois locaux, pour assurer avec le plus grand professionnelle la propreté urbaine, la collecte et la mise en décharge des déchets de nombreuses collectivités », peut-on lire. Sauf que : « malheureusement, celles-ci (les collectivités, ndlr), n’ont pas respecté leurs engagements. En dépit de protocole validés et signés avec les instances marocaines, et plusieurs tentatives de négociation infructueuses, notre création marocaine s’élève à ce jour à la somme de 40 millions d’euros (soit 433 236 235 dirhams) la situation reste totalement bloquée et extrêmement préoccupante », tranche la présidente.
Devalle fait également état des alertes adressées à l’Etat français sur la situation financière, en dégradation rapide. Tout en rappelant les sollicitations, elle précise avoir particulièrement insisté auprès de trois ministres : Jean-Yves Le Drian, Franck Riester chapeautant le Commerce extérieur au sein de la diplomatie, et enfin le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.
D’après nos informations, Riester et Darmanin ont déjà eu à aborder le sujet avec leurs homologues marocains, lors de visite au Royaume. Des rencontres politiques où différents sujets étaient abordés, non sans tension.
Pour Riester, pilotant le Commerce extérieur, il l'a pu faire lors d'une rencontre avec Moulay Hafid Elalamy, en octobre 2020. Il en fera de même, bien après l’envoi du courrier de Magali Devalle, lors d’une seconde visite où il avait eu à rencontrer Nadia Fettah Alaoui, ministre de l’Économie et des Finances, mais aussi Mohcine Jazouli, fraîchement désigné à l’époque à la tête du ministère délégué chargé de l’Investissement.

Quant à Darmanin, c’est directement auprès du ministre de l’Intérieur, Abdelouafi Laftit, lors d’une rencontre en octobre 2020, qu’un mot sera placé pour Pizzorno.
Une rencontre qui, rappelons-le, sera marquée par l’affaire de la gestion des mineurs marocains présents à Paris, avec comme épilogue, la décision de Paris de réduire le quota de visas accordés aux Marocains sous prétexte que Rabat n’a pas été réceptive quant à ses demandes à ce sujet…

Aucune suite ne sera donnée à ces multiples interventions de ministres français. Pour la présidente de Pizzorno, « le niveau ministériel marocain qui a été approché reste également insensible à toute négociation », écrit-elle à Bruno Le Maire. Elle soulignera aussi « l’absence totale de considération à notre égard, des autorités marocaines qui ont décidé de ne pas honorer les termes de nos contrats ».
Enfin, dans son message, Devalle finit par conclure que la démarche d’interpeller le ministère de l’Economie est la dernière, avant les licenciements massifs au siège social en France, celui-ci étant chargé de gérer la structure marocaine endettée.
En 2021, date d’envoi de ce courrier à Bruno Le Maire, la situation sera telle au sein de Pizzorno, que le groupe fournira dans son rapport annuel de cette année des éléments au sujet du contentieux du contrat de la décharge d’Oum Azza : mars 2021, le tribunal administratif de Rabat avait déclaré la requête de Pizzorno irrecevable, en raison du fait qu’elle devait être portée devant le juge du contrat et non celui de l’excès de pouvoir.
On peut lire aussi dans le rapport que Pizzorno a entrepris une opération de lobbying pour obtenir le paiement de ses arriérés. Une campagne lancée sur laquelle on s’appuiera sur un poids lourds du secteur du lobbying, que Le Desk a été en mesure d’identifier.
Un « Machiavel » du lobbying mis en échec
C’est peu de dire que Pizzorno entend définitivement recouvrir ses droits. A partir de 2021, un cador du lobbying est enrôlé par le spécialiste du déchet. Il s’agit, selon des sources concordantes, de Thierry Coste, que la presse française présente comme étant le « Machiavel du monde rural ». C’est aussi et surtout un intime du président Emmanuel Macron, et à qui on attribue une proximité certaine avec l’Elysée.

Conseiller politique de la puissante Fédération nationale des chasseurs, Coste s'est fait un nom ces dernières années pour sa défense régulière des chasseurs face aux gouvernements successifs. En 2018, son coup d'éclat reste d'avoir eu la tête de Nicolas Hulot, ministre de l'Écologie, ayant été lâché par Macron lors de la réforme de la chasse française. Proche du Comité Guillaume Tell, collectif représentant les propriétaires légaux d'armes à feu, c’est sur lui que se reposera Pizzorno pour faire valoir ses droits au Maroc.
Entre Thierry Coste et Pizzorno, ce sont aussi plusieurs années de collaboration où le lobbyiste avait eu à défendre les intérêts du groupe dans le dossier d’une décharge française du nom de Balançan.
Au-delà des frontières hexagonales, Coste avait également eu à travailler pour Pizzorno en Mauritanie où la société rencontrait, là aussi, des difficultés avec les autorités locales.
Pour le Maroc, courant 2021, Thierry Coste sera mobilisé, aux côtés de deux directeurs du groupe, pour conduire des négociations avec Rabat. A ce sujet peu d’informations filtrent, si ce n’est qu’il finira par être remercié avec une fin de contrat à la mi-2022. La raison avancée chez Pizzorno : les résultats escomptés n’ont pas été au rendez-vous.
CIRDI, ultime recours
Devant l’incapacité de trouver des interlocuteurs comme des solutions à ses conflits, Pizzorno s’impatientera. Dans son rapport annuel de 2022, le groupe indiquait déjà avoir saisi le ministère marocain de l’Intérieur, comme conciliateur pour résoudre le problème. Une initiative qui se soldera aussi par un échec.
Courant 2022, on précise que la société française est actuellement en train de préparer l’éventuelle saisine du CIRDI, face à quelle qualifie être un « comportement inéquitable » de la part des autorités marocaines.
Cette préparation ne se fera pas sans remous : selon nos informations, en 2022 toujours, vers l’été, Pizzorno est surprise par un redressement fiscal visant sa filiale Teodem, chargée de la décharge d’Oum Azza. Un accord avec l’administration fiscale sera trouvée, avec comme contrepartie le versement de 4,1 MDH…
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